Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/111

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ignorer, seulement ils l’apprendront d’une manière qui salira leur imagination, tandis qu’avec moi ce danger n’est pas à craindre. Chacun n’a qu’à interroger les souvenirs de sa propre enfance. » Mais ce raisonnement ne convainquait personne… Ce fut quinze jours avant la mort de sa mère que j’embrassai Marie. Lorsque le pasteur prononça son sermon, tous les enfants s’étaient déjà rangés de mon côté. Je leur appris aussitôt l’odieuse sortie que l’ecclésiastique s’était permise et je la qualifiai comme elle méritait de l’être. Tous furent révoltés ; plusieurs, dans leur indignation, allèrent jusqu’à briser à coups de pierres les vitres du pasteur. Je leur représentai qu’ils avaient eu tort d’agir ainsi, néanmoins le bruit se répandit dans tout le village que j’étais l’instigateur du fait, et ce fut à partir de ce moment qu’on m’accusa de pervertir les écoliers. Ensuite, tout le monde s’aperçut qu’ils aimaient Marie, et cette découverte causa une inquiétude extrême, mais la jeune fille était heureuse. Les parents avaient beau défendre à leurs enfants de la fréquenter, les bambins allaient secrètement la trouver à l’endroit où elle gardait les vaches, et c’était assez loin, à une demi-verste environ du village ; ils lui apportaient des cadeaux, quelques-uns se rendaient auprès d’elle simplement pour la serrer sur leur cœur, l’embrasser, lui dire : « Je vous aime, Marie ! » après quoi ils retournaient chez eux de toute la vitesse de leurs jambes. Peu s’en fallut qu’un bonheur aussi inespéré ne fit perdre la tête à Marie ; même en rêve, jamais elle n’avait entrevu cela ; elle éprouvait un mélange de confusion et de joie. Les enfants et, en particulier, les petites filles tenaient surtout à l’aller voir pour lui dire que je l’aimais et que je leur parlais beaucoup d’elle. « Il nous a raconté toute votre histoire, lui disaient-ils, maintenant nous vous aimons, nous vous plaignons, et il en sera toujours ainsi ». Puis ils accouraient auprès de moi, et, avec de petites mines joyeuses, affairées, m’informaient qu’ils venaient de voir Marie et que Marie m’envoyait ses salutations. Le soir, j’allais à la cascade ; là se trouvait un endroit entièrement clos du