Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

et touchante du prince Muichkine ? Non, car un écrivain aussi personnel ne pouvait renoncer à se peindre dans le fils préféré de son imagination. Il lui communique une partie de sa propre âme, celle qu’il estime la meilleure ; il lui prête ses idées dirigeantes, ses sensations habituelles, et jusqu’à sa constitution. Pour commencer, il le gratifie de son mal terrible, l’épilepsie ; et par l’action de ce mal sur les centres nerveux, il justifie la conformation intellectuelle de son héros : je ne dis pas la déformation, ce serait aller directement contre la pensée de l’auteur. Ce que le mal sacré a paralysé dans cet organisme, ce sont toutes les mauvaises végétations du cœur et de l’esprit, les passions brutales, l’égoïsme, l’ironie, l’habileté mondaine. De là ce sobriquet, l’Idiot, donné à la créature d’exception par tous ceux qui sont incapables de comprendre sa grandeur idéale.

Le sujet ainsi préparé, il fallait gagner cette gageure ; le faire évoluer dans un monde contre lequel il n’est pas armé, au milieu des gens les plus retors et des intrigues les plus embrouillées ; lui maintenir dans ce monde, sans trop d’invraisemblances, une supériorité constante ; montrer sans cesse la réussite inespérée de ses gaucheries, le triomphe de sa bonté maladroite sur les plans les mieux ourdis ; faire de « l’Idiot », enfin, le deus ex machina qui dénoue tous les imbroglios par le seul effet de sa droiture. Dostoïevsky a gagné la gageure dans les meilleures parties de son roman. Le prince Muichkine est simple avec les simples, il cause d’abondance de cœur avec un laquais auquel il découvre toutes ses pensées, et ailleurs avec l’homme qui vient de le souffleter. L’écrivain a su s’y prendre de telle sorte que l’idée de bassesse n’effleure pas un instant l’esprit du lecteur. Vis-à-vis des sages selon le monde, ce simple sera plus sage