Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/144

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— Pas par un refroidissement, croyez-en un vieillard. J’étais là et je l’ai aussi enterrée… Ce qui l’a tuée, ce n’est pas un refroidissement, mais le chagrin d’avoir perdu son prince. Oui, je me souviens aussi de la princesse ! Ce que c’est que d’être jeune ! Pour elle, le prince et moi, qui étions deux amis d’enfance, nous avons failli nous égorger.

Muichkine commençait à écouter avec un certain scepticisme.

— Je fus passionnément amoureux de votre mère avant son mariage, lorsqu’elle était fiancée à mon ami. Celui-ci le remarqua et en fut bouleversé. Il arrive chez moi un matin avant sept heures et m’éveille. Je m’habille, me demandant ce que cela signifie ; silence de part et d’autre ; je comprends tout. Le prince sort de sa poche deux pistolets. Il est convenu que nous nous battrons séparés par un mouchoir, sans témoins. À quoi bon des témoins quand, dans cinq minutes, nous devons nous envoyer l’un l’autre ad patres ? Les armes sont chargées, le mouchoir est étendu, et chacun de nous, regardant l’autre en plein visage, lui applique son pistolet sur la poitrine. Soudain de grosses larmes jaillissent de nos yeux, nos mains tremblent. Chez tous deux, chez tous deux à la fois ! Alors, naturellement, nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre, et entre nous s’engage un combat de générosité. « Elle est à toi ! » s’écrie le prince. « Elle est à toi ! » m’écrié-je à mon tour. En un mot… en un mot… vous êtes venu… loger chez nous ?

— Oui, pour quelque temps, peut-être, répondit le prince d’une voix un peu hésitante.

— Prince, maman vous demande, cria Kolia en entr’ouvrant la porte.

Muichkine se levait pour sortir, quand le général lui mit la main sur l’épaule et l’obligea, par une douce violence, à se rasseoir.

— Comme véritable ami de votre père, je désire vous prévenir, poursuivit le vieillard, — vous le voyez vous-même, j’ai souffert, par suite d’une catastrophe tragique ; mais