Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/255

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le départ de Muichkine, il était reçu chez les Épantchine de ne pas parler de lui. Élisabeth Prokofievna fut la seule qui, tout au commencement, dérogea à cette règle en déclarant « qu’elle s’était cruellement trompée sur le prince ». Puis, deux ou trois jours après, elle ajouta, mais cette fois en termes généraux et sans nommer personne, « que le trait le plus caractéristique de sa vie avait été de se tromper sans cesse sur les gens » Et enfin, dix jours plus tard, à la suite d’une scène qu’elle venait de faire à ses filles, elle prononça ces mots : « Assez d’erreurs ! Il n’y en aura plus désormais. » Force nous est de signaler ici l’humeur chagrine qui pendant assez longtemps se manifesta chez tous les membres de la famille Épantchine. Les rapports tendus, difficiles, tournaient vite à l’aigre ; il semblait qu’on se cachât mutuellement quelque chose ; tous les visages étaient refrognés. Le général s’absorbait jour et nuit dans sa besogne, jamais on ne l’avait vu plus occupé d’affaires, notamment du service. À peine faisait-il de temps à autre une fugitive apparition au milieu des siens. Quant aux demoiselles, sans doute elles se gardaient bien de rien dire devant leurs parents, et peut-être ne parlaient-elles guère davantage lorsqu’elles se trouvaient seules ensemble. C’étaient des jeunes filles fières, hautaines, parfois même réservées vis-à-vis l’une de l’autre. D’ailleurs, elles se comprenaient non pas seulement au premier mot, mais au premier regard, ce qui, dans bien des cas, rendait la conversation superflue.

Un observateur étranger, s’il s’en était rencontré un là, n’aurait pu conjecturer qu’une chose : à en juger par toutes les données précédentes, le prince avait laissé une impression particulière dans l’esprit des Épantchine, bien qu’il ne leur eût fait qu’une seule visite. Peut-être cela s’expliquait-il simplement par la curiosité que certaines aventures bizarres du prince étaient de nature à éveiller. Quoiqu’il en soit, l’impression subsistait.

Peu à peu les bruits répandus dans la ville devinrent de plus en plus confus et incohérents. On parlait, à la vérité,