Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/270

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riant, ouvrait démesurément la bouche ; enfin un assez beau jeune homme de vingt ans, couché sur le divan. Ce dernier avait de longs et épais cheveux bruns, de grands yeux noirs, un léger soupçon de barbe et de favoris. Il devait interrompre fréquemment l’orateur pour le contredire, ce qui, apparemment, excitait l’hilarité des autres personnes présentes.

— Loukian Timoféitch, hé, Loukian Timoféitch ! Voyez donc ça ! Mais regarde donc par ici !… Allons, il n’y a rien à faire !

Et, après avoir esquissé un geste de découragement, la cuisinière se retira toute rouge de colère.

Lébédeff tourna la tête, et, en apercevant le prince, il resta quelque temps comme pétrifié ; puis il s’élança vers lui avec un sourire servile, mais, avant qu’il se fût approché du visiteur, la stupéfaction le cloua de nouveau à sa place.

— Ex-ex-excellentissime prince ! eut-il pourtant la force de s’écrier.

Soudain, comme s’il n’eût pu encore recouvrer sa présence d’esprit, il se retourna, et, de but en blanc, fondit sur la jeune fille en deuil qui avait un enfant dans ses bras ; le mouvement fut si brusque qu’elle recula un peu ; mais aussitôt Lébédeff la quitta pour se précipiter vers la petite fille de treize ans qui, debout sur le seuil de la pièce voisine, laissait voir encore sur son visage les traces d’une hilarité mal étouffée. La fillette ne put retenir un cri et s’enfuit immédiatement à la cuisine. Lébédeff se mit à frapper du pied, mais, rencontrant le regard du prince qui le considérait d’un air abasourdi, il murmura en manière d’explication :

— Pour… le respect, hé, hé, hé !

— Vous avez bien tort de… commença le prince.

— Tout de suite, tout de suite, tout de suite… comme un tourbillon !

Et Lébédeff sortit précipitamment de la chambre. Le prince regarda avec étonnement la jeune fille, le garçon de quinze ans et l’individu couché sur le divan ; tous riaient. Le visiteur fit chorus avec eux.