Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/365

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étranger, et tremblant de froid sous un méchant manteau aussi peu ouaté que possible. Il arrivait de Suisse, où il avait suivi avec succès un traitement contre l’idiotisme (sic !). Il faut avouer que la chance l’a favorisé, car, sans parler de son intéressante maladie, dont il a trouvé la guérison en Suisse (peut-on guérir de l’idiotisme ? vous figurez-vous cela ?), son exemple démontre la justesse du proverbe russe : « À une certaine classe de gens — le bonheur ! » Jugez vous-mêmes : notre baron était encore à la mamelle lorsqu’il perdit son père ; ce dernier, qui servait dans l’armée avec le grade d’officier, mourut au moment où il allait, dit-on, passer en conseil de guerre pour avoir perdu au jeu tout l’argent de sa compagnie et peut-être aussi pour avoir fait fustiger outre mesure un de ses subordonnés (rappelez-vous l’ancien temps, messieurs !) ; l’orphelin fut élevé grâce à la charité d’un propriétaire russe fort riche. Ce personnage, que nous appellerons P…, possédait au bon vieux temps quatre mille âmes serves (des âmes serves ! comprenez-vous, messieurs, une telle expression ? Moi, je ne la comprends pas. Il faut en chercher le sens dans un dictionnaire, car ces choses d’hier sont déjà inintelligibles pour nous). C’était, à ce qu’il semble, un de ces fainéants, de ces parasites russes, qui passaient à l’étranger leur existence désœuvrée, séjournant en été aux eaux et en hiver à Paris, pour le plus grand profit des entrepreneurs de bals publics. On peut affirmer que le gérant du Château des Fleurs a empoché (l’heureux homme !) le tiers au moins des sommes payées aux seigneurs russes par leurs paysans à l’époque du servage. Quoi qu’il en soit, l’insouciant P… éleva princièrement l’orphelin, il lui donna des gouverneurs et des gouvernantes (jolies, sans doute) que lui-même fit venir de Paris. Mais l’aristocratique enfant, dernier rejeton de sa noble race, était idiot. Les institutrices recrutées au Château des Fleurs eurent beau faire : leur élève arriva à l’âge de vingt ans sans avoir appris à parler en aucune langue, pas même en russe. Du reste, l’ignorance de ce dernier idiome était encore