Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/393

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inintelligence dans la conduite des affaires ; d’ailleurs, vous n’avez rien négligé déjà pour nous ridiculiser ; mais ne vous avisez pas de dire que nous sommes de malhonnêtes gens. Ces cent cinquante roubles, monsieur, nous nous cotiserons tous les quatre pour les rendre au prince ; dussions-nous verser la somme rouble par rouble, nous la rembourserons tout entière avec les intérêts. Bourdovsky est pauvre, Bourdovsky n’a pas des millions, et Tchébaroff, après son voyage, a présenté sa note. Nous comptions gagner… Qui, à sa place, aurait agi autrement ?

— Comment, qui ? s’exclama le prince Chtch…

— Ici je deviendrai folle ! cria Élisabeth Prokofievna.

— Cela rappelle, remarqua en riant Eugène Pavlovitch, — le fameux plaidoyer d’un avocat qui, dernièrement, défendait un individu accusé d’avoir assassiné six personnes pour les voler, et invoquait la pauvreté comme une excuse en faveur du prévenu, « Il est tout naturel, conclut-il, que, dans la misère où il était, mon client ait songé à tuer ces six personnes. Qui de nous, messieurs, à sa place, n’aurait pas eu la même idée ? »

— Assez ! fit brusquement Élisabeth Prokofievna, presque tremblante de colère ; — il est temps de mettre fin à ce galimatias !…

En proie à une surexcitation effrayante, elle rejeta sa tête en arrière, et son regard flamboyant, plein de menaces et de défis hautains, enveloppa toute la société, où, sans doute, en ce moment, elle ne distinguait plus les amis des ennemis. Après s’être longtemps contenue, elle éprouvait un besoin, irrésistible de passer maintenant sa colère sur quelqu’un. Ceux qui connaissaient Élisabeth Prokofievna comprirent tout de suite qu’il se produisait en elle quelque chose de particulier. « Elle a de ces crises, disait le lendemain Ivan Fédorovitch au prince Chtch…, mais il est fort rare qu’elles soient aussi violentes que celle d’hier, cela lui arrive peut être une fois en trois ans. »

— Assez, Ivan Fédorovitch ! Laissez-moi ! s’écria Élisabeth