Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/130

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soirée qui anéantissait d’un seul coup toutes leurs espérances, toutes leurs croyances même, pourrait-on dire. Sans doute, ils se sont dispersés en proie à une épouvante extraordinaire, quoique chacun d’eux emportât une grande idée qui désormais ne pouvait plus lui être arrachée. Et si leur maître même avait pu voir son image la veille du supplice, aurait-il ainsi monté sur la croix, et serait-il mort comme il est mort ? Voilà encore une question qu’on se pose involontairement, quand on regarde ce tableau.

« Après le départ de Kolia, je songeai à tout cela pendant une heure et demie ; peut-être avais-je le délire. Parfois ces idées revêtaient même pour moi une forme plastique. Peut-on imaginer ce qui n’a point de corps ? Quoi qu’il en soit, par moments je croyais voir, sous une forme étrange et impossible, cette force infinie, cet être sourd, aveugle et muet. Je rêvais que quelqu’un me prenait par le bras et me conduisait quelque part où il me montrait, à la clarté d’une bougie, une énorme et repoussante tarentule : « Cet être aveugle, sourd et tout-puissant, le voilà », m’assurait-il, et il riait de mon indignation. Dans ma chambre, devant l’icône, une petite lampe est toujours allumée pendant la nuit ; quoique faible, cette lumière permet pourtant de distinguer tous les objets ; sous la lampe on peut même lire. Je crois qu’il était déjà minuit ; je ne dormais pas du tout et j’étais couché les yeux ouverts ; tout à coup la porte de ma chambre s’ouvrit et Rogojine entra.

« Lorsqu’il eut franchi le seuil, il ferma la porte, me regarda silencieusement et se dirigea sans bruit vers la chaise placée dans le coin presque au-dessous de la lampe. Je fus fort surpris et je le regardai, attendant ce qu’il allait faire. Rogojine s’accouda contre la petite table et se mit à me considérer sans rien dire. Ainsi se passèrent deux ou trois minutes et je me souviens que le silence du visiteur me mécontenta vivement. Pourquoi donc ne voulait-il pas parler ? Certes, je trouvais étrange qu’il fût venu si tard, mais, à vrai dire, je n’en étais pas extraordinairement