Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/136

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sont sacrifiés des millions d’êtres sans la mort desquels le reste du monde ne pourrait subsister. (Il faut noter toutefois qu’il y a là peu de magnanimité.) Mais soit ! Je reconnais qu’il était impossible d’organiser le monde autrement, c’est-à-dire sans que les uns mangeassent les autres ; je consens même à admettre que je ne comprends rien à cette organisation ; seulement voici ce que je sais : du moment qu’on m’a une fois donné la conscience de mon être, que m’importent la vicieuse organisation du monde et l’impossibilité où il est d’exister autrement ? Qui donc, après cela, me jugera et à raison de quoi serai-je jugé ? On aura beau dire, tout cela est impossible et injuste.

« Pourtant, quelque désir que j’en eusse, jamais je n’ai pu me figurer qu’il n’y a ni vie future ni Providence. Le plus probable, c’est que tout cela existe, mais que nous ne comprenons rien à la vie future et à ses lois. Mais s’il est si difficile et même tout à fait impossible de comprendre cela, se peut-il que je sois coupable parce que je n’ai pu concevoir une chose qui dépasse l’entendement ? À la vérité, ils disent et, sans doute, le prince comme les autres, qu’ici la soumission est nécessaire, qu’il faut obéir sans raisonner et que ma docilité sera certainement récompensée dans l’autre monde. Nous rabaissons trop la Providence quand, par dépit de ne pouvoir la comprendre, nous lui prêtons nos idées. Mais, encore une fois, si l’homme ne peut la comprendre, il est inadmissible, je le répète, que cette inintelligence lui soit imputée à crime. Et, s’il en est ainsi, comment donc serai-je jugé pour n’avoir pas compris la véritable volonté et les lois de la Providence ? Non, mieux vaut ne plus parler de la religion.

« D’ailleurs, en voilà assez. Quand j’arriverai à ces lignes, à coup sûr le soleil se lèvera et « commencera à résonner dans le ciel », une force immense, incalculable se répandra sur toute la terre. Soit ! Je mourrai les yeux fixés sur la source de la force et de la vie, et je ne voudrai pas de cette vie ! S’il avait dépendu de moi de ne pas naître, assurément