Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/189

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

vos ennemis. Vous vous rappelez parfaitement tout cela, mais comment se fait-il que dans ce même temps votre raison ait pu accepter les absurdités, les impossibilités évidentes dont foisonnait votre songe ? Un de vos assassins s’est changé en femme sous vos yeux, ensuite cette femme s’est métamorphosée en un petit nain fourbe, hideux, — et vous avez cru que c’était arrivé, vous avez admis tout cela sur-le-champ, presque sans éprouver la moindre surprise, alors même que, d’un autre côté, votre intelligence déployait une puissance inaccoutumée, alors qu’elle accomplissait des merveilles de ruse, de pénétration, de logique ? Pourquoi aussi, quand vous vous réveillez et rentrez dans le monde réel, sentez-vous presque toujours et parfois avec une rare vivacité d’impression que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée pour vous ? L’extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous sentez que ce tissu d’absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui appartient à votre vie véritable, quelque chose qui existe et a toujours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous, vous ressentez une impression forte, — joyeuse ou cruelle, mais en quoi elle consiste et quelle prédiction vous a été faite, — vous ne pouvez ni le comprendre, ni vous le rappeler.

La lecture de ces lettres produisit sur le prince un effet analogue. Mais, avant même d’y avoir jeté les yeux, il sentait que le fait seul de leur existence, de leur possibilité ressemblait déjà à un cauchemar. Comment s’est-elle décidée à lui écrire ? se demandait-il en se promenant seul le soir (parfois il oubliait même le lieu où il était). Comment a-t-elle pu écrire à ce sujet, et comment un rêve si insensé a-t-il pris naissance dans sa tête ? Mais ce rêve se trouvait déjà réalisé, et, chose qui étonnait le prince plus que tout le reste, tandis qu’il lisait ces lettres, lui-même croyait presque à la possibilité, bien plus, à la raison d’être de ce rêve. Oui, sans doute, c’était un songe, un cauchemar, une folie, mais il y