Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/244

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petit boyard ». Je ne revins chez moi qu’à l’heure du coucher ; à la maison on avait presque perdu la tête. Le surlendemain mourut le page de la chambre de Napoléon, le baron de Bazancourt ; il n’avait pu résister aux fatigues de la campagne. Napoléon se souvint de moi ; on m’alla chercher, on me ramena au palais sans me dire de quoi il s’agissait et, après m’avoir fait mettre l’uniforme du défunt, un enfant de douze ans, on me présenta ainsi vêtu à l’empereur. Il me fit un léger signe de tête ; alors on m’apprit que Sa Majesté avait daigné me nommer page de sa chambre. Je fus ravi, le fait est que depuis longtemps déjà j’éprouvais pour lui une ardente sympathie… et puis, vous savez, un bel uniforme, cela fait toujours plaisir à un enfant… Je portais un frac vert foncé chamarré d’or sur toutes les coutures, une culotte blanche en peau de chamois, un gilet de soie blanc, des bas de soie et des souliers à boucles… quand j’étais de service pour accompagner l’empereur dans ses promenades à cheval, je mettais de grandes bottes à l’écuyère. Quoique la situation ne fût pas brillante et qu’on pressentit déjà de grands désastres, on ne se relâchait pas sur l’étiquette ; elle était même d’autant plus strictement observée que l’avenir s’annonçait sous de plus sinistres augures.

— Oui, sans doute… balbutia le prince d’un air presque égaré, — vos mémoires seraient… extrêmement intéressants.

Bien entendu, le général ne faisait que répéter ce qu’il avait déjà raconté la veille à Lébédeff, aussi ses paroles coulaient-elles de source ; mais, en ce moment, il jeta de nouveau un coup d’œil inquiet sur son interlocuteur.

— Mes mémoires, répondit-il avec un redoublement de fierté, — écrire mes mémoires ? Cela ne m’a jamais tenté, prince ! Si vous voulez, ils sont déjà écrits, mais… je les garde dans mon bureau. Quand je serai enterré, qu’ils voient le jour, je ne m’y oppose pas ; alors, sans doute, ils seront traduits en plusieurs langues, non pour leur mérite littéraire, mais à cause des grands événements qu’ils rela-