Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/248

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Je ne pouvais détacher mes yeux de son visage, mon cœur battait avec force. « Je m’en vais », dit Davoust. « Où ? » « Je vais faire saler les chevaux », reprit le maréchal. Napoléon frissonna, son sort allait se décider. « Enfant, me dit-il tout à coup : — que penses-tu de notre dessein ? » Naturellement il me faisait cette question, comme parfois, dans un moment suprême, il arrive à l’homme le plus intelligent de jouer son avenir à croix ou pile. Au lieu de répondre à Napoléon, je m’adressai à Davoust : « Général, lui dis-je d’un ton qui avait quelque chose d’inspiré, — retournez chez vous ! » Le projet de rester à Moscou fut abandonné. Davoust haussa les épaules et se retira en murmurant : « Bah ! il devient superstitieux ! » Et le lendemain on donna l’ordre du départ.

— Tout cela est extrêmement intéressant, remarqua le prince à voix basse, — si tout cela s’est passé ainsi… entendons-nous, je veux dire… se hâta-t-il d’ajouter, craignant d’avoir blessé le général.

Mais, enivré de son récit, Ardalion Alexandrovitch ne se serait peut-être pas arrêté, lors même qu’il eût rencontré chez son interlocuteur l’incrédulité la plus manifeste.

— « Tout cela », dites-vous, prince ? s’écria-t-il. — Mais il y a eu plus, je vous assure qu’il y a eu beaucoup plus ! Je ne vous ai encore raconté que des misères, des faits politiques ! Mais, je vous le répète, j’ai été témoin des larmes, des gémissements nocturnes de ce grand homme, et cela, personne ne l’a vu, excepté moi ! Vers la fin, à la vérité, il ne pleurait plus, mais il gémissait souvent et son visage s’assombrissait de plus en plus. On aurait dit que l’éternité l’avait déjà couvert de son aile. La nuit, nous passions parfois des heures entières, seuls, silencieux, — le mameluk Roustan ronflait dans la pièce voisine. Cet homme dormait comme un sabot. « En revanche il est dévoué à moi et à la dynastie », disait de lui Napoléon. Une fois, je me sentis ému d’une telle pitié que les larmes me vinrent aux yeux ; l’empereur s’en aperçut et me considéra avec atten-