Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/334

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presque dans un demi-délire, il aurait volontiers juré qu’il avait toujours pensé de la sorte. Si dans les derniers temps il avait tâché de l’oublier, c’était uniquement parce qu’il la craignait. L’aimait-il ou la haïssait-il ? Pas une seule fois il ne se le demanda durant cette journée ; ici son cœur était pur : il savait qui il aimait… Cette entrevue singulière dont la cause lui était inconnue, et dont il ne pouvait prévoir le dénouaient, n’était pas encore ce qui l’effrayait le plus, — il craignait Nastasia Philippovna elle-même. Plus tard, au bout de quelques jours, il se rappela que pendant ces heures fiévreuses il n’avait guère cessé de se figurer les yeux, le regard, le langage de la jeune femme, — il croyait l’entendre proférer d’étranges paroles. Pourtant ces heures de fièvre et d’angoisses ne laissèrent que peu de traces dans sa mémoire. À peine s’il se souvint, par exemple, que Viéra lui avait apporté à dîner et qu’il avait mangé ; avait-il dormi après son dîner ? il ne se le rappelait pas. Il savait seulement qu’il n’avait eu ce soir-là des perceptions entièrement nettes qu’à partir du moment où Aglaé s’était soudain montrée sur la terrasse. Le prince couché sur un divan se leva aussitôt et traversa la moitié de la chambre pour aller au-devant de la jeune fille. Il était alors sept heures un quart. Aglaé était toute seule ; vêtue avec simplicité, elle portait un petit bournous fort léger et semblait s’être habillée à la hâte. Son visage était pâle comme tantôt, ses yeux brillaient d’un éclat vif et sec ; ils offraient une expression que le prince ne leur connaissait pas encore. Elle le considéra attentivement.

— Vous êtes tout prêt, — observa-t-elle d’un ton bas et calme, — vous êtes habillé et vous avez le chapeau à la main, c’est donc qu’on vous a prévenu, et je sais qui : Hippolyte ?

— Oui, il m’a dit… balbutia le prince plus mort que vif.

— Eh bien, partons : vous savez que vous devez absolument m’accompagner. Vous êtes en état de sortir, je pense ?

— Je suis en état, mais… est-ce que c’est possible ?