Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/347

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corsée de tels scandales, on y faisait figurer des personnages si importants, on la présentait sous des couleurs si fantastiques, enfin on alléguait des faits si positifs, qu’il y avait là de quoi excuser dans une large mesure la curiosité générale et le débordement des cancans. Voici La version qui semblait la plus probable et que propageaient les nouvellistes les plus sérieux : un jeune homme de bonne famille, un prince presque riche, sot, mais démocrate, et entiché du nihilisme contemporain découvert par M. Tourguénieff, d’ailleurs sachant à peine parler le russe, s’était épris d’une des filles du général Épantchine et avait réussi à se faire agréer comme prétendu. Mais son intention était de jouer à la famille de sa future un tour analogue à celui de ce séminariste français qui, le lendemain de son ordination, avait ouvertement fait profession d’athéisme dans une lettre adressée à son évêque et reproduite par les journaux libéraux. On racontait qu’à l’instar de ce défroqué, le prince avait imaginé de faire un esclandre chez les parents de sa fiancée, dans une soirée d’apparat où il avait été présenté à plusieurs grands personnages : il avait exprès attendu ce moment pour afficher ses opinions devant tout le monde, injurier des fonctionnaires d’un rang élevé, et retirer publiquement la parole donnée à sa future ; ordre avait été donné aux laquais de l’expulser, et, en luttant contre eux, il avait cassé un magnifique vase de Chine. Comme détail caractéristique des mœurs modernes, on ajoutait que ce jeune insensé aimait réellement sa fiancée, la fille du général, et que, s’il avait rompu avec elle, c’était uniquement par fidélité aux principes du nihilisme : il ne pouvait se refuser le plaisir d’épouser au grand jour une gourgandine et de prouver ainsi qu’à ses yeux il n’y avait pas de différence entre les prostituées et les femmes vertueuses, ou que, s’il en existait une, elle était en faveur des premières. Cette explication paraissait très-plausible, et la plupart des gens en villégiature à Pavlovsk l’admettaient d’autant plus volontiers qu’elle était confirmée par les faits de chaque jour. À la vérité, nombre de circonstances restaient obscures : à