Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/42

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Ivanovna qui était fort excitée, comme le prouvait la rougeur inaccoutumée de son visage.

« Voilà, pensait Élisabeth Prokofievna, — elle ne fait que manger et dormir, rien ne peut secouer son apathie, et tout d’un coup, une fois par an, cette flegmatique personne s’emballe, que c’est à n’y rien comprendre ! » Le prince crut s’apercevoir que le ton d’Eugène Pavlovitch était loin de plaire à Alexandra Ivanovna ; elle trouvait que le jeune homme traitait trop gaiement un sujet sérieux ; malgré la chaleur qu’il mettait dans ses paroles, il avait l’air de plaisanter.

— Je soutenais tout à l’heure, au moment où vous êtes entré, prince, poursuivit Eugène Pavlovitch, — que chez nous jusqu’à présent les libéraux se sont exclusivement recrutés dans deux classes absolument distinctes de la nation : les propriétaires de serfs et les séminaristes. Il en est de même de nos socialistes. Tous ceux qui, soit ici, soit à l’étranger, revendiquent ce nom, ne sont, eux aussi, que des libéraux appartenant à la gentilhommerie contemporaine du servage. Pourquoi riez-vous ? Je n’aurais qu’à prendre leurs ouvrages et, sans être un critique littéraire, je vous prouverais clair comme le jour que chaque page de leurs livres, de leurs brochures, de leurs mémoires a été écrite par un propriétaire russe de l’ancien temps. Leur colère, leur indignation, leur humour sent le propriétaire et le propriétaire le plus fossile ; leurs extases et leurs larmes peuvent être sincères, mais ce sont des extases et des larmes de hobereaux… ou de séminaristes… Vous voilà encore à rire ? Vous riez aussi, prince ? Vous non plus, vous n’êtes pas de mon avis ?

En effet, les paroles d’Eugène Pavlovitch avaient provoqué une hilarité générale, le prince lui-même souriait.

— Je ne puis pas encore dire si je suis ou non de votre avis, répondit Muichkine qui avait tout à coup cessé de sourire et dont la physionomie effarée ressemblait maintenant à celle d’un écolier pris en faute, — mais je vous assure que je vous écoute avec un plaisir extraordinaire…