Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/52

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pas d’accès ; je vais m’en aller tout de suite. Je sais que je… suis disgracié de la nature. Pendant vingt-quatre ans j’ai été malade : depuis ma naissance jusqu’à ma vingt-quatrième année. Prenez donc encore cela comme le fait d’un malade. Je vais partir tout de suite, tout de suite, soyez-en sûrs. Je ne rougis pas, — car il serait étrange de rougir de cela, n’est-il pas vrai ? — mais je suis de trop dans la société… Ce n’est pas l’amour-propre qui me fait parler ainsi… J’ai beaucoup réfléchi durant ces trois jours et j’ai jugé que je devais à la première occasion vous dire franchement et noblement les choses. Il y a des idées, des idées élevées dont il ne m’est pas permis de parler parce que je fais nécessairement rire tout le monde ; le prince Chtch… me l’a rappelé tout à l’heure… Je n’ai ni le geste convenable, ni le sentiment de la mesure ; mon langage ne répond pas à ma pensée, de sorte qu’en me faisant l’organe de ces idées je les ridiculise. Aussi je n’ai pas le droit… de plus je suis soupçonneux, je… je suis convaincu qu’on ne peut m’offenser dans cette maison et qu’on m’aime plus que je ne le mérite, mais je sais (voyez-vous, je sais de la façon la plus positive) qu’une maladie de vingt-quatre ans a dû forcément laisser des traces, et qu’il est impossible de ne pas rire de moi… quelquefois… n’est-ce pas ?

Il promena ses regards autour de lui, ayant l’air d’attendre une réponse. Ses auditeurs, péniblement surpris, ne savaient que penser de ce langage imprévu, maladif, et que rien ne semblait motiver. Mais la brusque sortie du prince donna lieu à un épisode étrange.

— Pourquoi dites-vous cela ici ? cria tout à coup Aglaé : — pourquoi leur dites-vous cela ? À eux ! à eux !

La jeune fille paraissait indignée au plus haut point : ses yeux lançaient des flammes. Le prince resta muet devant elle, et soudain pâlit.

— Ici il n’y a personne qui mérite de telles paroles ! éclata Aglaé, — ici pas un ne vaut votre petit doigt, pas un n’a ni votre esprit ni votre cœur ! Vous êtes plus honnête que tous,