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le joueur

dans un rêve, que je gagnai seize mille florins. Trois coups malheureux me firent perdre douze mille florins. Je mis les quatre derniers mille sur le passe. J’étais devenu insensible ; j’attendais et agissais mécaniquement, sans penser. Je gagnai de nouveau, et quatre fois de suite. Je me rappelle encore que j’avais devant moi des monceaux d’or, et que c’était surtout la douzaine du milieu qui sortait le plus souvent, trois fois sur quatre, puis disparaissait une ou deux fois pour revenir de nouveau trois ou quatre fois de suite. Cette régularité étonnante procède parfois par séries, et c’est ce qui fait perdre la tête aux vrais joueurs qui jouent le crayon à la main.

Il pouvait s’être passé une demi-heure depuis mon arrivée. Tout à coup les croupiers me firent observer que j’avais gagné trente mille florins et qu’on allait fermer la roulette jusqu’au lendemain. Je saisis tout mon or, je le mis dans mes poches, pêle-mêle avec les billets, et courus dans une autre salle, à une autre table de roulette. Toute la foule me suivit. On me donna une place et je me mis de nouveau à ponter au hasard, sans compter. Je ne puis comprendre ce qui me sauva.

Parfois, du reste, les numéros dansaient devant mes yeux et je m’attachais à certains de ces chiffres, mais toujours sans obstination, et je misais inconsciemment. Je devais être très distrait ; je me rappelle que le croupier corrigeait souvent mon jeu. Mes tempes étaient moites ; mes mains tremblaient. La chance ne cessait pas. Tout à coup on se mit à parler de tous côtés et à rire.

— Bravo ! bravo !

Il y en avait qui applaudissaient.

Là aussi j’avais gagné trente mille florins, et on fermait la roulette jusqu’au lendemain.

— Allez-vous-en ! me disait une voix à droite. C’était un Juif de Francfort. Il ne me quittait pas ; il m’aidait parfois à faire mon jeu.

— Par Dieu ! allez-vous-en, murmurait une autre voix