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les nuits blanches

chambre. Un mot en amène un autre, la babouschka est bavarde, elle finit par me dire :

— Nastenka, va chercher dans ma chambre des stcheti[1].

Je me levai aussitôt tout en rougissant, sans savoir pourquoi. Mais j’oubliai que j’étais épinglée et, au lieu de retirer doucement l’épingle pour que le locataire ne s’en aperçût pas, je tirai avec tant de force que le fauteuil de la babouschka se mit en route. Je devins, de rouge, cramoisie et m’arrêtai, clouée en place, et me mis tout à coup à pleurer. J’étais si désolée qu’en ce moment j’aurais volontiers renoncé au monde. La babouschka me cria :

— Et bien ! qu’attends-tu ? Va donc !

Mais je me mis à pleurer de plus belle.

Le locataire, comprenant que sa présence redoublait ma confusion, salua et sortit.

À partir de ce jour, dès que j’entendais du bruit dans le vestibule j’étais plus morte que vive.

— C’est le locataire qui vient ! pensais-je. Et tout doucement, par précaution, je retirais l’épingle. Mais ce n’était jamais lui. Il ne venait plus. Quinze jours se passèrent. Le locataire nous fit dire un jour par Fekla qu’il avait beaucoup de livres français, tous de bons livres, et qu’il plairait peut-être à la babouschka que je les lui lusse pour la désennuyer. La babouschka consentit avec reconnaissance.

— C’est parce que ce sont de bons livres, car s’ils n’étaient pas bons, je ne te permettrais pas de les lire, Nastenka ; ils t’apprendraient de mauvaises choses.

— Et que m’apprendraient-ils, babouschka ?

— Ah ! Nastenka, ils t’apprendraient comment les jeunes gens séduisent les jeunes filles. Comment, sous prétexte de les épouser, ils les emmènent de la maison

  1. Système de boules enfilées à des tringles de fer pour compter.