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le joueur

archevêques et des cardinaux. L’abbé me regarda avec le plus singulier des sourires, un sourire qui exprimait une rancune et une colère infinies, puis arracha de mes mains le passeport. Un instant après il était visé.

— Pourtant vous… commença le général.

— Ce qui vous a sauvé, remarqua le petit Français en souriant, c’est le mot « hérétique ». Hé, hé ! ce n’était pas si bête.

— Vaut-il mieux imiter nos Russes ? Ils ne se remuent jamais, n’osent proférer un mot et sont tout prêts à renier leur nationalité. On me traita avec plus d’égards quand on connut ma prouesse avec l’abbé. Un gros pane[1], mon plus grand ennemi à la table d’hôte, me marqua dès lors de la considération. Les Français mêmes ne m’interrompirent pas quand je racontai que deux ans auparavant, en 1812, j’avais vu un homme contre lequel un soldat français avait tiré, uniquement pour décharger son fusil. Cet homme n’était alors qu’un enfant de dix ans.

— Cela ne se peut ! s’écria le petit Français. Un soldat français ne tire pas sur un enfant.

— Pourtant cela est, répondis-je froidement.

Le Français se mit à parler beaucoup et vivement. Le général essaya d’abord de le soutenir, mais je lui recommandai de lire les notes du général Perovsky, qui était en 1812 prisonnier des Français. Enfin, Maria Felipovna se mit à parler d’autre chose pour interrompre cette conversation. Le général était très mécontent de moi, et, de fait, le Français et moi, nous ne parlions plus, nous criions, je crois. Cette querelle avec le Français parut plaire beaucoup à M. Astley.

Le soir, j’eus un quart d’heure pour parler à Paulina, pendant la promenade. Tous les nôtres étaient à la gare. Paulina s’assit sur un banc en face de la fontaine. Les

  1. Pane, monsieur, en polonais.