Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/120

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Le jardin, grand d’environ deux arpents, n’était planté d’arbres que sur le pourtour, le long des clôtures ; il y avait là des pommiers, des érables, des tilleuls, des bouleaux, ainsi que des buissons de groseilliers et de framboisiers. Le centre formait comme une petite prairie où l’on récoltait du foin, en été. La propriétaire louait ce jardin, dès le printemps, pour quelques roubles. Le potager, cultivé depuis peu, se trouvait près de la maison. Dmitri conduisit son frère dans le coin le plus reculé du jardin. Là, parmi les tilleuls fort rapprochés et d’anciens massifs de groseilliers, de sureau, de boules-de-neige et de lilas, on découvrait comme les ruines d’un antique pavillon vert, noirci et déjeté, aux murs à claire-voie, mais encore couvert et où l’on pouvait s’abriter de la pluie. D’après la tradition, ce pavillon avait été construit, il y a cinquante ans, par un ancien propriétaire du domaine, Alexandre Karlovitch von Schmidt, lieutenant-colonel en retraite. Tout tombait en poussière, le plancher était pourri, les ais branlaient, le bois sentait l’humidité. Il y avait une table de bois peinte en vert, enfoncée en terre, entourée de bancs qui pouvaient encore servir. Aliocha avait remarqué l’enthousiasme de son frère ; en entrant dans le pavillon, il aperçut sur la table une demi-bouteille et un petit verre.

« C’est du cognac ! dit Mitia avec un éclat de rire. Tu vas penser : « Il continue à boire. »

Ne te fie pas aux apparences.
Ne crois pas la foule vaine et menteuse,
Renonce à tes soupçons[1]

Je ne m’enivre pas, je « sirote », comme dit ce cochon de Rakitine, ton ami, et il le dira encore, quand il sera devenu conseiller d’État. Assieds-toi, Aliocha ; je voudrais te serrer dans mes bras, à t’écraser, car, dans le monde entier, crois-moi, en vérité, en vé-ri-té, je n’aime que toi ! »

Il prononça les derniers mots dans une sorte de frénésie.

« Toi, et encore une coquine dont je me suis amouraché, pour mon malheur. Mais s’amouracher, ce n’est pas aimer. On peut s’amouracher et haïr. Rappelle-toi cela. Jusqu’à présent, je parle gaiement. Assieds-toi à table, près de moi, que je te voie. Tu m’écouteras en silence, et je te dirai tout, car le moment de parler est arrivé. Mais sais-tu, j’ai réfléchi, il faut vraiment parler bas parce qu’ici… il y a peut-être des

  1. Nekrassov : Quand des ténèbres de l’erreur.., strophe VI.