Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/192

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n’aura rien. Voyez-vous, mon très cher Alexéi Fiodorovitch, j’ai l’intention de vivre le plus longtemps possible, prenez-en note ; j’ai donc besoin de tout mon argent, et plus j’avancerai en âge, plus il m’en faudra, continua Fiodor Pavlovitch, les mains dans les poches de son veston taché, en calmande jaune. À cinquante-cinq ans, j’ai conservé ma force virile, et je compte bien que cela durera encore vingt ans ; or, je vieillirai, je deviendrai repoussant, les femmes ne viendront plus de bon cœur, j’aurai donc besoin d’argent. Voilà pourquoi j’en amasse le plus possible, pour moi seul, mon cher fils Alexéi Fiodorovitch, sachez-le bien, car je veux vivre jusqu’à la fin dans le libertinage. Rien ne vaut ce mode d’existence ; tout le monde déblatère contre lui et tout le monde le pratique, mais en cachette, tandis que moi je m’y adonne au grand jour. C’est à cause de ma franchise que tous les gredins me sont tombés dessus. Quant à ton paradis, Alexéi Fiodorovitch, tu sauras que je n’en veux pas ; en admettant qu’il existe, il ne saurait convenir à un homme comme il faut. On s’endort pour ne plus se réveiller, voilà mon idée. Faites dire une messe pour moi si vous voulez ; sinon, que le diable vous emporte ! Voilà ma philosophie. Hier, Ivan a bien parlé à ce sujet, pourtant nous étions soûls. C’est un hâbleur dépourvu d’érudition… Il n’a guère d’instruction, sais-tu ? il se tait et rit de vous en silence, voilà tout son talent. »

Aliocha écoutait sans mot dire.

« Pourquoi ne me parle-t-il pas ? Et quand il parle, il fait le malin ; c’est un misérable, ton Ivan ! J’épouserai tout de suite Grouchegnka, si je veux. Car avec de l’argent, il suffit de vouloir, Alexéi Fiodorovitch, on a tout. C’est ce dont Ivan a peur, il me surveille et, pour empêcher mon mariage, il pousse Mitia à me devancer ; de la sorte, il entend me préserver de Grouchegnka (dans l’espoir d’hériter si je ne l’épouse pas ! ) ; d’autre part, si Mitia se marie avec elle, Ivan lui souffle sa riche fiancée, voilà son calcul ! C’est un misérable, ton Ivan.

— Comme vous êtes irascible ! C’est la suite d’hier ; vous devriez vous coucher, dit Aliocha.

— Tes paroles ne m’irritent pas, observa le vieillard, tandis que venant d’Ivan elles me fâcheraient, ce n’est qu’avec toi que j’ai eu de bons moments, car je suis méchant.

— Vous n’êtes pas méchant, vous avez l’esprit faussé, objecta Aliocha, souriant.

— Je voulais faire arrêter ce brigand de Mitia, et maintenant je ne sais quel parti prendre. Sans doute, cela passe aujourd’