Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/223

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quoi nous sert d’appartenir à la noblesse ? D’ailleurs, jugez-en vous-même ; vous sortez de mes appartements, qu’avez-vous vu ? Trois femmes, dont l’une est impotente et faible d’esprit ; l’autre, impotente et bossue ; la troisième, valide mais trop intelligente ; c’est une étudiante, elle brûle de retourner à Pétersbourg découvrir sur les bords de la Néva les droits de la femme russe. Je ne parle pas d’Ilioucha, il n’a que neuf ans, il est entièrement seul, car si je meurs, qu’adviendra-t-il de mon foyer, je vous le demande ? Dans ces conditions, si je provoque votre frère en duel et qu’il me tue, qu’arrivera-t-il ? Que deviendront-ils, eux tous ? S’il m’estropie seulement, ce sera encore pis ; je serai incapable de travailler, mais il faudra manger ; qui me nourrira, qui les nourrira tous ? Faudra-t-il envoyer tous les jours Ilioucha demander l’aumône, au lieu d’aller à l’école ? Voilà, monsieur, ce que signifie pour moi une provocation en duel ; c’est une absurdité, rien de plus.

— Il vous demandera pardon, il se jettera à vos pieds au beau milieu de la place, s’écria de nouveau Aliocha, le regard enflammé.

— Je voulais l’assigner, continua le capitaine, mais ouvrez notre Code, puis-je m’attendre à recevoir une juste satisfaction de mon offenseur ? Sur ce, Agraféna Alexandrovna m’a fait venir et menacé : « Si tu portes plainte, je m’arrangerai à faire constater publiquement qu’il t’a châtié de ta friponnerie, et alors c’est toi qu’on poursuivra. » Or, Dieu seul sait qui est l’auteur de cette friponnerie, et sous les ordres de qui j’ai agi en comparse ; n’est-ce pas d’après ses instructions et celles de Fiodor Pavlovitch ? « De plus, ajouta-t-elle, je te chasserai pour tout de bon et tu ne gagneras plus rien à mon service. Je le dirai aussi à mon marchand (c’est ainsi qu’elle appelle son vieux), de sorte que lui aussi te renverra également. » Et je me dis : si ce marchand me renvoie aussi, comment pourrai-je gagner ma vie ? Car il ne me reste que ces deux protecteurs, vu que votre père m’a retiré sa confiance pour un autre motif, et veut même, muni de mes reçus, me traîner en justice. Pour ces raisons, je me suis tenu tranquille, et vous avez vu ma retraite. Maintenant, dites-moi, est-ce qu’Ilioucha vous a fait bien mal en vous mordant ? Je ne pouvais pas entrer dans des détails en sa présence.

— Oui, très mal ; il était très irrité. Il a vengé votre offense sur moi, en qualité de Karamazov, je le comprends maintenant. Mais si vous l’aviez vu se battre à coups de pierres avec ses camarades ! C’est très dangereux, ils peuvent le tuer ; les enfants