Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/243

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attendait depuis un quart d’heure à peine, lorsque les accords d’une guitare montèrent des buissons, à une vingtaine de pas tout au plus. Aliocha se souvint avoir entrevu la veille, près de la clôture, à gauche, un vieux banc rustique. C’est de là que partaient les sons. Une voix de ténorino chantait en s’accompagnant de la guitare et avec des enjolivures de faquin :

Une force obstinée
M’attache à ma bien-aimée,
Seigneur, ayez pitié
Et d’elle et de moi !
Et d’elle et de moi !

La voix s’arrêta. Une autre, une voix de femme, caressante et timide, proféra en minaudant :

« Pourquoi vous voit-on si rarement, Pavel Fiodorovitch, pourquoi nous négligez-vous ?

— Mais non », répondit la voix d’homme, avec une dignité ferme, bien que courtoise. On voyait que c’était l’homme qui dominait, que la femme lui faisait des avances. « Ce doit être Smerdiakov, pensa Aliocha, d’après la voix, du moins ; la femme est sûrement la fille de la propriétaire, celle qui est revenue de Moscou et qui va en robe à traîne chercher de la soupe chez Marthe Ignatièvna… »

« J’adore les vers, quand ils sont harmonieux, poursuivit la voix de femme. Continuez. »

La voix de ténor reprit :

De la couronne il ne m’est rien
Si mon amie se porte bien,
Seigneur ayez pitié
Et d’elle et de moi !
Et d’elle et de moi !

« La dernière fois, c’était bien mieux, insinua la femme. Vous chantiez, à propos de la couronne : Si ma chérie se porte bien. C’était plus tendre.

— Les vers ne sont que balivernes ! trancha Smerdiakov.

— Oh ! non, j’adore les vers.

— Les vers, il n’y a rien de plus sot. Jugez vous-même ; est-ce qu’on parle en rimes ? Si nous parlions tous en rimes, même sur l’ordre des autorités, serait-ce pour longtemps ? Les vers, ce n’est pas sérieux, Marie Kondratievna.