Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/81

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compris parfaitement. Il s’agissait des socialistes révolutionnaires, que l’on poursuivait alors. Négligeant le reste de la conversation, je me contenterai de vous soumettre une remarque fort intéressante qui échappa à ce personnage : « Nous ne craignons pas trop, me déclara-t-il, tous ces socialistes, anarchistes, athées et révolutionnaires ; nous les surveillons et sommes au courant de leurs faits et gestes. Mais il existe parmi eux une catégorie particulière, à la vérité peu nombreuse : ce sont ceux qui croient en Dieu, tout en étant socialistes. Voilà ceux que nous craignons plus que tous, c’est une engeance redoutable ! Le socialiste chrétien est plus dangereux que le socialiste athée. » Ces paroles m’avaient frappé alors, et maintenant, messieurs, auprès de vous elles me reviennent en mémoire.

— C’est-à-dire que vous nous les appliquez et que vous voyez en nous des socialistes ? » demanda sans ambages le Père Païsius.

Mais avant que Piotr Alexandrovitch eût trouvé une réponse, la porte s’ouvrit et Dmitri Fiodorovitch entra, considérablement en retard. À vrai dire, on ne l’attendait plus et son apparition subite causa d’abord une certaine surprise.


VI

Pourquoi un tel homme existe-t-il ?

Dmitri Fiodorovitch, jeune homme de vingt-huit ans, de taille moyenne et de figure agréable, paraissait notablement plus âgé. Il était musculeux et l’on devinait en lui une force physique considérable ; pourtant son visage maigre, aux joues affaissées, au teint d’un jaune malsain, avait une expression maladive. Ses yeux noirs, à fleur de tête, avaient un regard vague, bien que paraissant obstiné. Même lorsqu’il était agité et parlait avec irritation, son regard ne correspondait pas à son état d’âme. « Il est difficile de savoir à quoi il pense », disaient parfois ses interlocuteurs. Certains jours, son rire subit, attestant des idées gaies et enjouée, surprenait ceux qui, d’après ses yeux, le croyaient pensif et morose. D’ailleurs, son expression un peu souffrante n’avait rien que de naturel ; tout le monde était au courant de sa vie agitée et des excès auxquels il s’adonnait ces derniers temps, de même qu’on connaissait l’exaspération qui s’emparait de