Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qu’il a fait souffrir à l’enfant sous la dent des chiens. Elle n’a pas le droit de pardonner pour son fils, quand bien même son fils le lui ordonnerait. Mais si le droit de pardonner n’existe pas, où est l’harmonie ? Et c’est par amour pour l’humanité que je refuse cette harmonie ! J’aime mieux garder mes souffrances non rachetées, même eussé-je tort. C’est trop cher pour ma bourse, l’entrée dans cette harmonie-là : je rends mon billet. Or, si je suis honnête, je dois le rendre au plus tôt ; c’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu ; mais je lui rends son billet, respectueusement.

— Mais c’est une révolte ! dit Alioscha d’une voix douce.

— Une révolte ! Je ne voudrais pas t’entendre dire ce mot-là. Peut-on vivre révolté ? Réponds-moi sincèrement. Imagine-toi que l’avenir de l’humanité dépende de ta volonté ; pour donner le bonheur aux hommes, le pain et la tranquillité, il est nécessaire de mettre à la torture un seul être, le petit enfant qui se frappait la poitrine avec son petit poing, afin de fonder sur ses larmes le bonheur futur : consentirais-tu, à ces conditions, à être l’architecte de ce bonheur-là ? Réponds sans mentir.

— Non, je n’y consentirais pas.

— Eh bien ! peux-tu admettre que les hommes, pour qui tu souhaites ce bonheur, consentent à l’accepter au prix du sang de ce petit martyr ?

— Non, je ne puis l’admettre, frère ! dit tout à coup Alioscha, les yeux étincelants. Mais tu viens de demander s’il y a dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner : cet être existe, il peut tout pardonner, tout et pour tout, car c’est lui-même qui a versé son sang inno-