Nous connaissons déjà Grigory : un homme têtu, honnête, incorruptible, qui allait droit à son but, quel qu’il fût, dès qu’il lui apparaissait comme un devoir. Sa femme, Martha Ignatievna, avait passé sa vie à se soumettre aux volontés de son mari. Lors toutefois de l’affranchissement des serfs, elle l’avait longtemps tourmenté pour qu’il quittât Fédor Pavlovitch et vînt avec elle à Moscou fonder un établissement quelconque avec leurs économies. Mais Grigory décida en son for intérieur que sa baba divaguait, « car toute baba est naturellement malhonnête », et qu’il ne devait pas quitter son maître malgré tous ses défauts, « que son devoir était là ».
— Comprends-tu ce que c’est que le devoir ? demanda-t-il à sa femme.
— Oui, Grigory Vassilievitch, mais quel devoir peut nous obliger à rester ici ? Voilà ce que je ne comprends pas, répondit Martha d’un ton ferme.
— Que tu comprennes ou non, c’est ainsi ; tais-toi.
Ils ne partirent pas, et Fédor Pavlovitch leur alloua des gages mensuels assez médiocres, mais régulièrement payés. D’ailleurs, Grigory se savait une certaine influence sur son barine : souvent, il l’avait défendu matériellement dans certaines rencontres ; Fédor Pavlovitch s’en souvenait et appréciait fort ce genre de service. Il avait, parfois, des transes intimes, des terreurs qui, disait-il lui-même, le prenaient à la gorge, et il lui était doux de sentir auprès de lui un homme dévoué, de mœurs rigoureusement pures, un compagnon et un défenseur, tout inférieur que Grigory lui fût intellectuellement ; un homme enfin qui, sans jamais lui rien reprocher, fût en tout temps dis-