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exerce son autorité, et les deux garçons que je dresse sont les nôtres. Mais voilà que je vous ai déjà révélé ce que je gagnai à Thorpe Place !

C’est une vieille, très vieille maison, incroyablement vieille, prénormande en certaines parties : les Bollamore s’y glorifiaient d’un établissement très antérieur à la conquête. J’eus froid au cœur lorsque, en arrivant, je vis ces murs gris d’une épaisseur énorme, ces blocs de pierres qui s’effritaient, et quand je sentis l’odeur de bête mourante que donnait à l’édifice la moisissure de ses plâtres. Cependant, l’aile moderne avait bel aspect et le jardin était fort bien entretenu. Puis, quelle maison peut sembler triste alors qu’au dedans elle abrite une délicieuse jeune fille et qu’au dehors elle fait un pareil étalage de roses ?

Abstraction faite d’une domesticité très complète, nous n’étions que quatre personnes à constituer la maison : Miss Witherton, âgée de vingt-quatre ans, et aussi jolie… ma foi, aussi jolie que l’est aujourd’hui Mrs. Colmore ; moi-même, Frank Colmore, qui avais trente ans ; Mrs. Stevens, la gouvernante, personne sèche et taciturne ; enfin Mr. Richards, un homme de haute taille et d’allures militaires, qui dirigeait en qualité de régisseur le domaine de Bollamore. Nous prenions ensemble nos repas ; sir John, lui, mangeait seul d’ordinaire dans la bibliothèque. Il dînait bien parfois avec nous ; mais, en somme, nous aimions autant qu’il n’en fît rien.

Car son aspect avait quelque chose de formidable. Imaginez un homme de six pieds trois pouces, avec un visage au grand nez aristocratique, des cheveux mouchetés, des sourcils durs, une grande barbe méphistophélique taillée en pointe, et, sur le front, autour des yeux, des lignes profondes, comme creusées au canif. Avec cela, des yeux gris, las et désespérés, fiers et néanmoins pathétiques, qui réclamaient la pitié en lui interdisant de se produire. Bien que voûté par l’étude, il gardait encore pour son âge — environ cinquante-cinq ans, — toute la beauté qu’aurait pu lui souhaiter une femme.

Sa présence n’avait rien de récréatif. Toujours courtois, toujours raffiné dans ses manières, il était singulièrement replié et sobre de paroles. Je n’ai jamais vécu aussi longtemps près d’un homme pour le connaître aussi peu. S’il ne sortait pas, il passait son temps soit dans son grand cabinet de la tour de l’est, soit dans sa bibliothèque, qui faisait partie de l’aile moderne. La régularité de ses habitudes permettait de dire exactement, à toute heure, en quel endroit il se trouvait. Deux fois par jour, il montait dans son cabinet de travail : une fois après le petit déjeuner, une autre fois après le dîner, à dix heures. Nous aurions pu régler notre montre sur le battement de la lourde porte. Le reste de sa journée s’écoulait dans la bibliothèque, à ceci près que, l’après-midi, il faisait, pendant une heure ou deux, une marche ou une promenade à cheval, solitaire comme toute son existence. Il aimait ses enfants et s’intéressait au progrès de leurs études ; mais il les effrayait un peu par son silence ; et ils l’évitaient de leur mieux. Ce que, d’ailleurs, nous faisions nous-mêmes.

Je fus quelque temps sans rien savoir du passé de sir John Bollamore : car Mrs. Stevens, la gouvernante, et Richards, le régisseur, avaient trop de loyauté pour s’entretenir familièrement des affaires de leur maître. Quant à l’institutrice, elle n’en savait pas plus que moi, et notre commune curiosité fut l’une des raisons qui nous rapprochèrent. À la fin arriva