Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


Minuit.

J’en deviendrai fou. Oui, c’est ainsi que cela se terminera. Je deviendrai fou. C’est tout juste si je ne suis pas en train de le devenir en ce moment même. Ma pauvre tête qui s’appuie sur ma main fiévreuse est pleine de bruits étranges. Je frissonne de tous mes membres comme un cheval ombrageux. Oh, quelle nuit j’ai passée !… Et pourtant, j’ai lieu aussi d’être satisfait jusqu’à un certain point.

Au risque de devenir la fable des domestiques, j’ai glissé cette fois encore ma clef sous la porte, afin de m’emprisonner pour la nuit. Puis, trouvant qu’il était encore trop tôt pour me coucher, je me suis étendu tout habillé sur mon lit, et j’ai commencé la lecture d’un roman de Dumas. Tout à coup je fus empoigné — empoigné et traîné à bas de mon lit. Il n’y a pas d’autres mots pour donner une idée du caractère irrésistible de la force qui s’est abattue sur moi. Je me suis agriffé aux couvertures. Je me suis cramponné aux boiseries. Je crois même — tant mon émoi était grand — que j’ai laissé échapper des cris ou tout au moins des plaintes. Tout cela était inutile, désespérément inutile. Il me fallait partir coûte que coûte. Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Ce n’est qu’au début seulement que je cherchai à résister. Bientôt après, la force qui m’attirait était devenue tellement puissante que je n’étais plus en état de m’y opposer. C’est un bonheur que personne ne se soit trouvé là pour me surveiller et me barrer la route, sans quoi, je ne sais pas ce qui serait arrivé.

Et, chose curieuse, en même temps que la résolution de sortir à tout prix s’emparait de moi, je me sentais une perspicacité remarquable pour trouver les moyens d’y parvenir.

Ayant allumé une bougie, je m’efforçai en m’agenouillant devant la porte, de ramener la clef à l’intérieur en l’attirant vers moi à l’aide des barbes d’une plume d’oie. La plume était un tant soit peu trop courte, et je ne réussis qu’à repousser la clef encore davantage. Mais je ne me décourageai pas pour cela, et avec le plus grand calme et la plus grande ténacité, j’allai chercher dans un tiroir un long coupe-papier grâce auquel je parvins enfin à ravoir ma clef.

Alors j’ouvris la porte, je passai dans mon cabinet, j’y pris une photographie de moi qui se trouvait sur mon bureau, et que je glissai dans ma poche après y avoir écrit quelques mots en travers, et je me mis en route.

Je me rendais parfaitement compte de ce que je faisais, mais tous les actes que j’accomplissais me semblaient indépendants du reste de ma vie, comme le pourraient être les divers épisodes d’un rêve, si distinct fût-il. J’étais doué d’une conscience spéciale et comme dédoublée.

Il y avait d’une part la volonté étrangère et prépondérante qui cherchait à m’attirer vers celle à qui elle appartenait, d’autre part la personnalité mollement rebelle, en laquelle je reconnaissais mon moi qui cherchait vainement à s’affranchir de l’impulsion implacable à laquelle elle était en butte, à la manière d’un terrier en laisse, qui lire sur sa chaîne.

Je me rappelle avoir établi une distinction entre ces deux forces contradictoires, mais je n’ai gardé aucun souvenir de mon passage à travers les rues, ni de la manière dont je fus admis dans la maison.

Par contre, ce qui m’a laissé une impression très nette, c’est la façon dont me reçut Mlle Penclosa.

Elle était renversée sur le canapé, dans le petit boudoir où avaient ordinairement lieu nos expériences, la tête appuyée sur l’une de ses mains, et une sorte de couverture en peau de tigre ramenée sur elle.

Lorsque j’entrai, elle releva la tête d’un air plein d’expectative, et comme la lumière de la lampe éclairait son visage, je remarquai qu’elle était très amaigrie, très pâle et qu’elle avait les yeux creux et profondément cernés. Elle me sourit et m’indiqua un tabouret à côté d’elle. Ce fut de la main gauche qu’elle me l’indiqua, et moi, m’avançant avec empressement, je la pris entre les miennes — je me fais horreur quand j’y songe — et la pressai passionnément contre mes lèvres. Ensuite, m’asseyant sur le tabouret, et conservant toujours sa main dans les miennes, je lui donnai la photographie que j’avais apportée en venant et me mis à lui parler intarissablement de mon amour pour elle, de mon chagrin en apprenant qu’elle avait été malade, de ma joie de la voir rétablie, du tourment que c’était pour moi chaque fois qu’il me fallait passer une soirée sans la voir.

Elle se tenait toujours paisiblement renversée en arrière, me regardant de haut avec ses yeux autoritaires et me souriant de son sourire engageant.

Une fois, il m’en souvient, elle me passe la main sur les cheveux comme on caresse un chien. Et cette caresse me procura une sensation de plaisir. Je me suis senti frémir au contact de sa main. Je lui appartenais, corps et âme, et pour l’instant, je me réjouissais de cet esclavage.

Et c’est alors que se produisit un bienheureux changement. Qu’on ne vienne jamais me dire après cela que la Providence n’existe pas. J’étais au seuil de la perdition. Mes pieds touchaient le bord de l’abîme. Fut-ce une simple coïncidence si, à cet instant même, je vis le secours m’arriver ? Non, non et non, il y a une Providence, et c’est sa main qui m’a empêché de tomber. Il existe de par l’Univers quelque chose de plus fort que cette femme diabolique et que tous ses maléfices. Ah, qu’il m’est doux de le penser !

Tandis que je relevais les yeux pour la regarder, j’eus conscience qu’un changement s’opérait en elle. Sa figure, déjà pâle auparavant, était à présent livide. Ses yeux avaient perdu leur éclat, et ses paupières retombaient lourdement. Mais surtout l’air de sereine confiance dont ses traits avaient été jusqu’alors empreints avait disparu. Son front était barré de rides soucieuses. Elle était indécise et effrayée. Et pendant que je suivais les phases de cette métamorphose, mon esprit à moi oscillait, luttait, faisant tous ses efforts pour s’arracher à l’étreinte qui le retenait — étreinte qui, d’instant en instant, se relâchait davantage.

— Austin, — murmura-t-elle, — j’ai voulu en trop faire. Je n’en ai pas eu la force. Je ne suis pas encore complètement remise de ma maladie Mais je ne pouvais vivre plus longtemps sans vous voir. Vous ne me quitterez pas, dites, Austin ? Ce n’est là qu’une défaillance passagère. Si vous voulez seulement m’accorder cinq minutes, je vais me ressaisir. Donnez-moi le carafon qui est sur la petite table vers la fenêtre.

Mais j’avais déjà repris possession de moi-même. À mesure que ses forces s’en allaient, son influence avait diminué, et elle avait fini par me laisser libre. Et j’étais maintenant agressif — assurément farouchement agressif, — pour une fois du moins, je pourrais faire comprendre à cette femme quels étaient les véritables sentiments que j’éprouvais à son égard. Mon âme était remplie d’une haine aussi bestiale que l’amour qu’elle m’avait inspiré malgré moi ; c’était la réaction qui s’opérait, la colère sauvage et meurtrière du serf révolté ! Je me tenais à quatre pour ne pas empoigner sa béquille et m’en servir pour l’assommer. Elle leva ses mains au-dessus de sa tête comme pour se préserver d’un coup, et se recula dans le coin du canapé en s’éloignant de moi le plus possible.