Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/18

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Ses paroles étaient amères, mais sa voix et son attitude l’étaient plus encore.

— Trêve de discours, — interrompis-je — Je suis venu ici pour vous dire (et cela de la façon la plus formelle) que la prochaine tentative que vous ferez contre moi sera la dernière.

Là-dessus, entendant le pas de Wilson dans l’escalier, je m’en allai.

Oui, elle a beau se donner des airs méchants et sinistres, elle ne commence pas moins à s’apercevoir qu’elle a autant à redouter de moi que j’ai à redouter d’elle. Assassiner ! c’est un bien vilain mot. Mais on ne dit pas assassiner un serpent, ni assassiner un tigre. Dorénavant, je lui conseille de bien se tenir.


5 Mai.

Je suis allé au-devant d’Agatha et de sa mère à la gare, à onze heures. Elle était enjouée, heureuse, et si belle ! Et elle a été transportée de joie en me retrouvant ! Qu’ai-je fait pour mériter un tel amour ?

Je suis rentré à la maison avec elles, et nous avons déjeuné ensemble. Il me semble que tous mes soucis se sont envolés en un instant. Agatha m’a dit que j’étais pâle, et que j’avais l’air mal partant et fatigué. La chère enfant attribue cela à ma solitude et aux soins superficiels de ma femme de charge. Je fais tous mes vœux pour qu’elle ignore à jamais la vérité ! Puisse cette ombre funeste, s’il faut qu’elle subsiste, étaler sa noirceur en travers de ma vie à moi, et laisser la sienne jouir librement du soleil !

Je reviens à l’instant de chez elle, et je me sens tout autre. Je crois que, du moment que je la sentirais près de moi, je serais capable d’affronter avec sérénité toutes les vicissitudes que la vie pourrait m’apporter.


5 h. du soir.

Voyons, efforçons-nous d’être précis. Tâchons de reconstituer les faits tels qu’ils se sont passés. En ce moment, le souvenir que j’en ai est tout frais, et je pourrai les retracer d’une manière correcte ; d’ailleurs, même si je ne l’écrivais pas, il est peu probable que je perdrais jamais le souvenir de ce qui est arrivé aujourd’hui.

J’étais revenu de chez les Marden après déjeuner, et je venais de me mettre à couper quelques sections microscopiques dans mon microtome lorsque, subitement, je perdis connaissance de cette façon brutale et désagréable qui m’est devenue, ces temps derniers, si habituelle.

Lorsque je repris possession de mes sens, j’étais assis dans une petite pièce très différente de celle où j’étais en train de travailler. Cette pièce était d’un aspect confortable et gai, meublée de divans recouverts en perse, garnie de tentures de couleurs et ornée d’une foule de jolis petits bibelots accrochés aux murs. Il y avait devant moi une petite pendule ornementale qui faisait entendre son tic-tac sonore et dont les aiguilles marquaient trois heures et demie. Tout cela m’était on ne peut plus familier, et pourtant je me pris à regarder pendant quelques instants autour de moi d’un air à moitié hébété, jusqu’au moment où mes regards se portèrent sur une photographie de moi, posée sur le dessus du piano. Celle de Mme Marden lui faisait pendant de l’autre côté. Alors naturellement, je me rappelai où je me trouvais. J’étais dans le boudoir d’Agatha. Mais comment y étais-je entré, et qu’étais-je venu faire ? J’éprouvai un affreux serrement de cœur. Étais-je venu là dans quelque but diabolique ? Ce but avait-il été atteint déjà ? Oui, sans doute ; autrement, comment expliquer que j’eusse repris conscience de mes actes ? Oh, l’angoisse de cet horrible instant ! Qu’avais-je fait ? Dans mon désespoir, je me levai brusquement ; une petite bouteille tomba sur mes genoux.

Elle ne s’était pas brisée. Je la ramassai et lus ce qui était écrit sur l’étiquette : « Acide sulfurique ». Comme j’enlevais le bouchon de verre, une fumée épaisse s’éleva lentement, et une odeur acre et suffocante se répandit dans la pièce. Je reconnus dans cette bouteille un flacon que j’avais chez moi pour faire des analyses chimiques. Mais pourquoi avais-je apporté un flacon de vitriol dans le boudoir d’Agatha ? N’est-ce pas de ce liquide épais et nauséabond que se servent les femmes jalouses pour détruire la beauté de leurs rivales ? Haletant d’épouvante, j’élevai la fiole à la lumière. Dieu merci, elle était pleine encore ! Il n’y avait pas de mal accompli jusqu’à présent. Mais si Agatha était entrée une minute plus tôt, n’est-il pas plus que certain que l’infernal parasite qui me ronge m’aurait force à lui jeter le contenu de cette bouteille au visage ? Ah, quelle horreur ! et pourtant, oui, c’est bien ce qui se serait produit. Autrement, pourquoi l’aurais-je apportée ? À l’idée de ce qui aurait pu être, mon courage, qui avait déjà été soumis à de si dures épreuves, m’abandonna complètement, et tout fiévreux, secoué d’un tremblement convulsif, je me laissai retomber sur un siège.

Ce furent la voix d’Agatha et le bruit de sa robe qui me rappelèrent à la réalité. Je relevai la tête, et je vis ses yeux bleus pleine de tendresse qui me regardaient avec commisération.

— Il faut que nous vous emmenions faire un tour à la campagne, Austin — me dit-elle — vous avez besoin de repos et de tranquillité. Vous avez l’air positivement malade.

— Oh, ce n’est rien — protestai-je en faisant un effort pour sourire. — J’ai eu un moment de défaillance, voilà tout. Voyez, c’est déjà fini.

— Je regrette de vous avoir fait attendre ainsi. Mon pauvre ami, il y a bien une demi-heure au moins que vous êtes-là, mais figurez-vous que le pasteur était au salon, et comme je sais que vous ne tenez pas à le voir, j’ai jugé préférable de dire à Jane de vous faire entrer ici en attendant. J’ai cru qu’il ne s’en irait jamais.

— Tant mieux qu’il soit resté ! — m’écriai-je avec nervosité.

— Ah ça, mais qu’avez-vous donc, Austin ? — me demanda-t-elle en me prenant le bras, tandis que je me levais en trébuchant. — Pourquoi donc êtes-vous si content que le pasteur soit resté ? Et qu’est-ce que cette bouteille que vous avez dans la main ?

— Ce n’est rien, — répondis-je en la fourrant dans ma poche. — Mais il faut que je m’en aille. J’ai quelque chose d’important à faire.

— Comme vous avez l’air dur, Austin. Je n’ai jamais vu votre figure ainsi. Vous êtes en colère ?

— Oui, je suis en colère.

— Pas contre moi, je pense ?

— Non, non, ma chérie. Mais il est inutile que je vous explique ; vous ne comprendriez pas.

— Vous ne m’avez seulement pas dit pourquoi vous êtes venu.

— Je suis venu pour vous demander si vous m’aimeriez toujours, quoi que je fisse, ou quelle que fût l’ombre dont pourrait être couvert mon nom. Auriez-vous confiance en moi et croiriez-vous ce que je vous dirais, même si les apparences les plus noires semblaient être contre moi.

— Vous savez bien que oui, Austin.

— Oui, je le sais. Et ce que je ferai, c’est pour vous que je le ferai. J’y suis contraint. C’est le seul moyen d’en sortir, ma chérie !

Je lui donnai un baiser et me sauvai en courant.

Le temps des indécisions était passé. Tant que cette créature n’avait cherché qu’à porter atteinte à ma situation et à mon honneur, j’avais pu hésiter sur ce que je devais faire. Mais, à présent, dès lors qu’Agatha ma pauvre Agatha innocente — était en danger, mon devoir était tout tracé. Je