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L’ENSORCELEUSE

lois les plus élémentaires de la politesse, et du reste, sachant maintenant que Mme Marden et Agatha iront à cette soirée, Je ne chercherais naturellement pas à me dérober, même si cela m’était possible. J’avoue pourtant que je préférerais me rencontrer avec elles en tout autre lieu que celui-là. Je sais fort bien que s’il ne tenait qu’à lui, Wilson m’aurait depuis longtemps entraîné avec lui dans l’étude de cette science vague et imparfaite pour laquelle il a tant d’admiration. Il est d’un enthousiasme si délirant qu’il n’a jamais l’air de faire attention à vous quand on lui adresse de douces remontrances ou qu’on cherche à lui faire comprendre à demi-mot qu’on ne partage pas ses opinions. Seule, une véritable dispute pourrait le décider à se rendre compte de l’aversion que toutes ces questions m’inspirent. Je suis convaincu qu’il aura encore déniché un nouvel hypnotiseur, clairvoyant, médium ou illusionniste quelconque, et que son intention est de nous l’exhiber, car même quand il cherche à faire plaisir, il reste toujours sous l’influence de sa marotte.

Enfin, dans tous les cas, ce sera un vrai régal pour Agatha, puisque selon le propre de toutes les femmes, elle s’intéresse à ces choses-là comme aux autres choses, quelles qu’elles soient, qui ont un caractère imprécis, mystique et confus.


10 heures du soir.

Ce simple fait de tenir un journal provient, je me le figure, de cette scientifique habitude d’esprit dont je m’entretenais ce matin en ces pages. J’aime à enregistrer mes impressions pendant qu’elles sont encore fraîches. Une fois par jour au moins, je m’efforce de déterminer d’une façon précise à quel point j’en suis, mentalement parlant. J’estime en effet que cet examen de conscience quotidien a son utilité, et qu’il exerce une salutaire influence sur le caractère, en lui donnant une fermeté plus grande. Pour être franc envers moi-même, je dois reconnaître que le mien a grand besoin de toute l’assurance que je suis susceptible de pouvoir lui donner. Je crois que malgré tout, mon tempérament a conservé beaucoup de sa nervosité première et que je suis malheureusement très éloigné encore de posséder la mathématique et froide précision qui caractérise Murdoch ou Pratt-Haldane. S’il n’en était pas ainsi, comment expliquer que la grossière supercherie dont j’ai été témoin ce soir m’ait surexcité au point que j’en suis encore tout retourné ? Ma seule consolation est que ni Wilson, ni Mlle Penclosa, ni même Agatha n’ont pu s’apercevoir ni seulement se douter de ma défaillance.

En somme, qu’ai-je donc vu pour m’être laissé aller à une agitation pareille ? Rien, ou du moins si peu de chose que cela paraîtra absolument ridicule lorsque je l’aurai rapporté par écrit.

Les Marden étaient arrivées chez Wilson avant moi. Je fus d’ailleurs l’un des derniers arrivants, et lorsque j’entrai, le salon était déjà rempli de monde. J’avais à peine eu le temps d’échanger quelques mots avec Mme Marden et avec Agatha qui était ravissante avec sa toilette rose et blanche et ses épis de blé étincelants parmi ses cheveux, que tout de suite Wilson se précipita vers moi et me tira par la manche.

— Vous réclamez toujours quelque chose de positif, Gilroy, — me dit-il en m’attirant à l’écart dans un coin. — Eh bien, mon cher garçon, je tiens un phénomène… un véritable phénomène.

Ces paroles m’auraient sans doute causé une impression plus vive s’il ne m’avait tenu pareil discours plusieurs fois auparavant. Son esprit imaginatif lui fait toujours prendre une luciole pour une étoile.

— Et cette fois-ci, vous savez, vous ne pourrez pas mettre en doute ma bonne foi, — reprit-il, ayant peut-être remarqué une pointe de malice dans mon regard. — Ma femme connaît depuis des années la personne en question, car elles sont en effet toutes les deux originaires de la Trinité. Mlle Penclosa n’est arrivée en Angleterre qu’il y a un ou deux mois et ne connaît personne en dehors de ceux qui appartiennent au monde de l’Université ; mais je vous assure que ce qu’elle nous a dit suffit à établir la clairvoyance sur une base absolument scientifique. Je n’en connais pas de comparables à elle, ni comme amateurs, ni comme professionnels. Venez, que je vous présente !

Je déteste tous ces colporteurs de mystère, mais plus particulièrement encore ceux du genre amateur. Quand on a affaire à un professionnel à gages, on peut lui tomber dessus et le démasquer dès qu’on s’est aperçu de sa supercherie. Il est là pour vous illusionner, et vous êtes là pour percer son secret. Mais que pouvez-vous faire du moment qu’il s’agit d’une amie de la femme de votre hôte ? Braquerez-vous soudain sur elle de la lumière pour la surprendre en train de frapper subrepticement sur un banjo ? Ou bien inonderez-vous de cochenille sa robe de soirée au moment où elle se faufile à la dérobée avec sa bouteille phosphorescente et sa platitude surnaturelle ? Non, n’est-ce pas, car vous savez bien que cela provoquerait une scène, et que l’on vous traiterait de malotru. De sorte qu’il ne vous reste plus qu’à choisir entre passer pour tel et avoir l’air d’une dupe. Aussi n’étais-je pas de très bonne humeur lorsque je suivis Wilson.

Elle ne ressemblait en aucune façon à l’idée que je m’étais jusqu’alors formée sur les Créoles. C’était une créature petite et frêle, bien au-dessus de la quarantaine, me parut-il, avec une figure pâle en lame de couteau et des cheveux d’un châtain très clair. Elle avait une personnalité insignifiante et des manières réservées. Dans n’importe quel groupe formé d’une dizaine de femmes prises au hasard, c’était bien la dernière que l’on eût remarquée. Ses yeux étaient peut-être ce qu’elle avait de plus remarquable, et aussi je suis forcé de le dire, de moins plaisant. Ils étaient de couleur grise — d’un gris légèrement verdâtre — et leur expression avait quelque chose de positivement furtif. Mais furtif est-il le mot juste, et ne devrais-je pas plutôt dire farouche ? À y bien réfléchir, c’est encore félin qui serait le terme le plus exact. Une béquille appuyée au mur m’avertit d’un détail qui devint pitoyablement visible quand Mlle Penclosa se leva, à savoir qu’elle était estropiée d’une jambe.

Wilson nous présenta donc l’un à l’autre, et je ne fus pas sans remarquer qu’en entendant prononcer mon nom, elle jeta un coup d’œil dans la direction d’Agatha. J’en conclus que Wilson l’avait déjà mise au courant, et je m’attendais d’avance à ce qu’elle m’annonçât peu de temps après, par des moyens occultes, que j’étais fiancé à une jeune fille portant des épis de blé dans les cheveux. Je me pris à me demander quels autres renseignements Wilson avait encore pu lui fournir sur mon compte.

— Le professeur Gilroy est un terrible sceptique, — déclara-t-il ; — j’espère, mademoiselle, que vous réussirez à le convertir.

Elle me considéra avec attention.

— Le professeur Gilroy a pleinement raison de se montrer sceptique s’il n’a rien vu jusqu’ici qui puisse le convaincre, — répondit Mlle Penclosa. — J’aurais cependant été tentée de croire, Professeur, — ajouta-t-elle en se tournant vers moi, — que vous auriez constitué vous-même un excellent sujet.

— À quel propos donc, je vous prie ?

— Mais dame, pour l’hypnotisme, par exemple.

— J’ai toujours remarqué que les hypnotiseurs choisissaient pour sujets des individus d’une men-