Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/24

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— L’aimez-vous plus que moi.

— Non.

Le thermomètre de la félicité de Sol monta à quarante degrés à l’ombre, au moins.

— M’aimez-vous plus que lui, Nelly ? continua-t-il d’un ton très tendre.

— Non.

Le thermomètre retomba au-dessous de zéro.

— Cela veut dire, alors, que nous sommes pour vous tous les deux au même niveau ?

— Oui.

— Mais il faudra pourtant que vous choisissiez entre nous deux un jour, insista mon cousin, en ayant l’air de vouloir me gronder doucement.

— Oh, que vous êtes donc assommant ! m’écriai-je en me mettant en colère, comme le font toujours les femmes quand elles sont dans leur tort. Si vous m’aimiez autant que vous le dites, vous ne seriez pas toujours en train de me turlupiner comme cela. Je crois, ma parole, que vous finirez par me rendre tout-à-fait folle, à vous deux !

Et nous voici, moi sur le point de fondre en larmes, et lui tout consterné et tout abattu.

— Enfin, vous ne vous rendez pas compte de ma situation ? lui dis-je en riant malgré moi de sa mine éplorée. Voyons, supposons que vous ayez eu pour camarades d’enfance deux jeunes filles, que vous ayez beaucoup d’affection pour toutes deux, mais sans jamais avoir eu de préférence ni pour l’une, ni pour l’autre, et sans qu’il vous soit jamais venu à l’idée que vous pourriez un jour épouser l’une d’elles, et puis que, tout d’un coup, l’on vous dise qu’il faut en choisir une, ce qui rendra par conséquent la seconde malheureuse, vous ne trouveriez pas que c’est si commode que ça ?

— Probablement que non, admit Sol.

— Alors, vous ne devriez pas m’en vouloir.

— Je ne vous en veux pas non plus, Nelly, reprit-il en déchiquetant du bout de sa canne un grand champignon rouge. J’estime que vous avez parfaitement raison de bien réfléchir avant de prendre votre parti. Il me semble, continua-t-il en haletant un peu, mais en avouant carrément le fond de sa pensée, en vrai galant homme anglais qu’il était, il me semble que Hawthorne est un excellent garçon. Ayant voyagé plus que moi, il a plus d’expérience, et il faut reconnaître qu’il fait toujours preuve de beaucoup de tact, chose que je ne pourrais certes pas dire de moi. En plus de cela, il est de bonne naissance, et il a un bel avenir devant lui. Oui, je crois véritablement que je devrais vous savoir beaucoup de gré d’hésiter comme vous le faites dans un cas pareil, et voir en cela une preuve de votre bon cœur.

— Ne parlons plus de cela, répliquai-je en songeant à part moi combien il était supérieur à celui dont il me récitait les louanges. Nous ferions mieux d’aller rejoindre les autres. Où peuvent-ils être à présent ?

Il ne nous fallut pas grand temps pour les découvrir. Nous entendîmes des éclats de voix et des rires, dont les échos se répercutaient à travers les longues clairières.

Cet infatigable M. Cronin avait organisé une partie de cache-cache. Nous nous joignîmes aussitôt à eux. Et que ce fut donc amusant de se blottir, de se poursuivre et de s’esquiver parmi les grands chênes de Hatherley ! Comme ils auraient été scandalisés s’ils avaient pu nous voir, l’austère et vénérable abbé qui les avait plantés, et toutes les théories de frères en robes noires qui étaient venus réciter des oraisons sous leur ombre bienfaisante !

Jack avait refusé de jouer en invoquant son mal de pied, et fumait étendu sous un arbre, rongeant son frein et regardant sans cesse M. Solomon Barker avec des yeux furibonds et terribles, tandis que ce dernier s’en donnait à cœur joie et se faisait remarquer par ce fait qu’il réussissait toujours à se laisser attraper, sans parvenir jamais à attraper les autres.

Pauvre Jack ! Il jouait certainement de malheur, ce jour-là. Un amoureux, même au comble de ses vœux, aurait été, je crois, quelque peu contrarié par l’incident qui se produisit pendant notre retour.

Il avait été convenu que nous reviendrions tous à pied, puisque l’on avait déjà renvoyé la voiture avec le panier vide ; nous partîmes donc par le chemin de Thorny et à travers champs. Nous venions à peine de franchir une barrière pour traverser l’enclos de dix arpents appartenant au vieux Brown, quand M. Cronin s’arrêta net et nous fit observer qu’il vaudrait mieux prendre la route.

— La route ? répéta Jack. Et pourquoi faire ? Nous gagnons un quart de mille en passant par le champ.

— Oui, mais c’est plus dangereux. Il est préférable de faire le tour.

— Dangereux ? Quel danger y a-t-il donc ? s’écria le lieutenant.

— Oh, aucun, répondit Cronin. Seulement, ce quadrupède que vous voyez là est un taureau pas commode. Voilà tout. Je suis d’avis qu’il serait imprudent de laisser ces demoiselles s’aventurer par là.

— Nous n’irons pas, affirmèrent les demoiselles en chœur.

— En ce cas, longeons la haie et revenons par la route, proposa Sol.

— Allez par où vous voudrez, nous dit Jack avec humeur. Moi, je passe par le champ.

— Ne fais pas de folie, Jack, s’interposa mon frère.

— Libre à vous de battre en retraite devant une vieille vache, si bon vous semble. Cela froisse mon amour-propre, vous comprenez ; alors, je vous rejoindrai de l’autre côté de la ferme.

Nous nous groupâmes autour de la barrière, attendant avec inquiétude ce qui allait se passer. Jack chercha à se donner l’air d’être exclusivement préoccupé du paysage et de l’état probable du temps, et se mit à regarder alternativement autour de lui et vers les nuages. Toutefois, ses observations commençaient et se terminaient presque invariablement dans la direction du taureau. Cet animal, après avoir d’abord longuement fixé l’intrus, s’était retiré sur l’un des côtés du champ, à l’ombre de la haie, tandis que Jack s’avançait au milieu, dans le sens de la longueur

— Tout va bien, déclarai-je. Le taureau s’est écarté de son chemin.

— Je crois plutôt qu’il cherche à l’attirer, dit M. Cronin. C’est une bête vicieuse et rusée.

À peine M. Cronin avait-il prononcé ces mots que le taureau quitta la haie et se mit à gratter le sol avec son pied, en secouant sa méchante tête noire. Jack était maintenant parvenu au milieu du champ et affectait toujours de rester indifférent aux évolutions de la bête, mais il n’avait pu se défendre de presser un peu le pas. Le taureau se mit alors à décrire, en courant rapidement, deux ou trois cercles étroits ; puis il s’arrêta net, meugla, baissa la tête, redressa la queue et fonça sur Jack à toute vitesse.

Il aurait été oiseux pour Jack de feindre plus longtemps d’ignorer sa présence. Il se décida donc à se retourner et fit un instant face à son ennemi. Mais bientôt, n’ayant entre les mains que sa légère petite badine pour se défendre contre cette demi-tonne de viande inconsciente qui se ruait sur lui, il prit le seul parti qu’il pouvait prendre en pareil cas : fuir vers la haie qui se trouvait à l’autre extrémité du champ.

Au premier abord, il dédaigna de prendre le pas de course et se contenta de marcher un peu vite, sorte de compromis entre sa dignité et ses craintes, qui était si ridicule que, malgré nos appréhensions, nous ne pûmes nous empêcher de rire