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LE MARCHAND DE FANTÔMES



La nature, j’en suis certain, ne m’avait pas destiné à jamais faire mon chemin tout seul dans la vie. Aussi, il y a des moments où je me demande si je ne rêve pas, si c’est bien vrai que j’ai passé quatre lustres de mon existence derrière un comptoir d’épicerie dans un quartier populeux de Londres, et que c’est grâce à cela que je me suis enrichi, que j’ai conquis l’indépendance douce dont je jouis à l’heure actuelle, et que je suis devenu le propriétaire de Goresthorpe Grange.

Mes habitudes sont éminemment conservatrices, mes goûts tout ce qu’il y a de plus aristocratiques et de plus raffinés, et je nourris en outre un dédain profond pour la vulgaire roture.

L’origine de notre famille, les D’Odd, doit assurément remonter à la plus haute antiquité puisqu’aucun auteur digne de foi m’a commenté leur apparition dans l’Histoire d’Angleterre. D’ailleurs, une sorte d’instinct me dit bien que le sang d’un Croisé coule dans mes veines, car aujourd’hui encore, après tant et tant d’années, des exclamations comme : « Par Notre-Dame ! » me viennent tout naturellement aux lèvres, et je sens que, si les circonstances l’exigeaient, je serais capable de me dresser sur mes étriers et d’asséner à un infidèle — avec une masse, par exemple, — un coup qui l’étonnerait, d’une façon considérable.

Goresthorpe Grange est un château féodal — ou du moins, était qualifié comme tel sur l’annonce qui attira pour la première fois mon attention sur lui. Son droit à cet adjectif eut une répercussion notoire sur le prix qu’il me coûta, et les avantages que j’en ai retirés sont peut-être, à vrai dire, plus imaginaires que réels.

Il m’est doux néanmoins, de savoir que j’ai, dans mon escalier, des meurtrières à travers lesquelles je puis tirer des flèches, et c’est une grande satisfaction pour moi de songer que je possède un mécanisme compliqué me permettant de verser du plomb fondu sur la tête de ceux qui, par aventure, me viennent rendre visite. Ces choses sont en harmonie avec les penchants qui me sont particuliers, et je ne lésine pas pour les payer. Je suis fier de ma herse et de mon donjon, il ne manque qu’une chose pour compléter le cachet moyenâgeux de ma demeure et établir la preuve irréfutable de son authenticité. Goresthorpe Grange n’a pas de fantôme.

N’importe qui, ayant des goûts et des idées à l’ancienne mode sur la façon dont de pareilles habitations doivent être agencées aurait été désagréablement frappé d’un oubli semblable ; mais ce fut pour moi, étant donné la situation spéciale dans laquelle je me trouve, une véritable déception.

Depuis ma plus tendre enfance je me suis adonné avec passion à l’étude du surnaturel, et j’y crois fermement J’ai dévoré tant d’histoires de revenants qu’il n’y a guère de livres sur ce sujet que je n’aie point savourés. J’ai appris l’allemand dans le seul et unique but d’étudier un livre sur la démonologie. Quand j’étais tout petit, je m’enfermais dans des chambres obscures avec l’espoir d’y voir apparaître quelqu’un de ces redoutables croquemitaines dont me parlait ma nourrice pour me faire peur ; et le même sentiment est aussi prononcé en moi aujourd’hui qu’il l’était alors. Je vous laisse donc à penser si je fus fier le jour où je compris que l’un des luxes que je pouvais m’offrir avec mon argent était un fantôme.

Il est vrai qu’il n’était nullement question d’apparition dans l’annonce. Mais lorsqu’on m’eut fait passer en revue toutes ces murailles moisies, tous ces corridors ténébreux, je jugeai superflu de demander s’il y en avait, pensant bien que c’était une chose entendue.

De même que l’existence d’un chenil laisse à supposer celle d’un chien, de même je considérais comme inadmissible qu’un séjour aussi propice ne fût pas hanté par une ombre inquiète.

Grand Dieu ! qu’a donc bien pu faire pendant tous ces siècles la noble famille à qui je l’ai acheté ? Ne s’est-il donc jamais trouvé parmi elle un ancêtre assez fougueux pour avoir enlevé sa mie ou fait quelque autre coup d’éclat capable d’avoir engendré un spectre héréditaire ? Rien que d’y songer, je frémis encore en écrivant.

Pendant longtemps je me cramponnai à l’espérance. Jamais rat ne poussa de cri derrière les lambris, jamais goutte de pluie ne tomba sur le plancher du grenier, sans qu’un frisson d’émoi ne me parcourût tout entier, sans que l’idée ne me vînt que j’avais enfin découvert la trace de quelque âme vagabonde.

Dans ces moments-là je ne ressentais pas la moindre frayeur. Si cela se passait la nuit, j’envoyais Mme D’Odd — qui est une femme résolue — approfondir le mystère, pendant que je me couvrais la tête avec les draps, et que j’attendais en proie au plus délicieux ravissement.

Hélas, le résultat était invariablement le même ! On finissait toujours par s’apercevoir que le bruit suspect était causé par une chose à ce point naturelle et banale que l’imagination la plus enfiévrée ne l’aurait pu revêtir d’un charme romanesque.

Peut-être aurais-je fini par me résigner à cet état de choses si nous n’avions pour voisin un certain Jorrocks qui habitait la ferme de Havistock.

Jorrocks est un gros bonhomme vulgaire et mesquin dont j’ai fait la connaissance uniquement parce que le hasard a voulu que ses champs fussent contigus à mon domaine. Et pourtant, bien que totalement incapable d’apprécier une rareté archéologique, cet homme est en possession d’un spectre tout à fait authentique et incontestable. L’existence de ce revenant ne remonte, je crois, qu’au règne de George II — époque à laquelle une jeune femme s’est coupé la gorge en apprenant la mort de son bien-aimé, tué à la bataille de Dettingen. Néanmoins, cela suffit à donner à la maison un air respectable.

Jorrocks est tellement stupide qu’il n’a pas conscience de sa bonne fortune, et lorsqu’il fait allusion à son fantôme, il emploie un langage à faire frémir. Il est loin de se douter quelle convoitise éveille en moi chacun de ces gémissements et de ces longs sanglots nocturnes dont il parle avec tant d’objurgations superflues. Où irons-nous, grand Dieu ! si l’on permet aux spectres démocratiques de déserter les propriétaires fonciers et d’annuler toutes les distinctions sociales en allant se réfugier dans les maisons de gens de rien.

Heureusement pour moi, je possède une forte dose de persévérance. Cela seul pouvait m’élever jusqu’à la hauteur de ma sphère légitime, étant donné l’atmosphère défavorable dans laquelle j’ai passé la première partie de mon existence. Je comprenais maintenant qu’il me faudrait me procurer un fantôme par mes propres moyens puisque Goresthorpe Grange n’en avait aucun à m’of-