Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/38

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monticules de terre rouge. Dans le milieu, reconnaissable à ses ornières profondes, la route de Buckhurst courait le long de l’indolent cours d’eau et le franchissait à l’aide d’un pont de bois croulant, à la hauteur de la Crique de Harper.

Au delà du pont se groupaient les pauvres et humbles baraquements en bois que le Bar Colonial et l’Épicerie écrasaient de toute la dignité de leurs façades blanchies à la chaux. L’habitation de l’expert, entourée de sa véranda, se dressait à flanc de coteau, juste au-dessus des ravins et presque en face du branlant édifice dont notre ami Abe était si fier.

Il y avait encore un autre bâtiment qui aurait pu, à la rigueur, entrer dans la catégorie de ce qu’un habitant de l’Écluse, aurait qualifié d’ « édifice public ». C’était la chapelle anabaptiste, modeste petit bâtiment, situé sur la courbe de la rivière, à environ un mille au-dessus du campement.

C’est de cet endroit que la bourgade se présentait sous son aspect le plus favorable, parce que les durs contours et les criardes couleurs en étaient quelque peu atténuées par la distance.

Ce matin-là, la rivière, promenant ses méandres capricieux à travers la vallée, était vraiment jolie ; jolis aussi les escarpements qui s’élevaient derrière elle, avec leur tapis de hautes herbes vertes et luxuriantes ; mais, plus jolie que tout le paysage encore, Mlle Sinclair, lorsqu’elle déposa le panier de fougères qu’elle portait à son bras et s’arrêta sur le sommet de l’élévation de terrain où elle était parvenue.

Mais qu’avait donc la jeune fille aujourd’hui ? Que signifiait donc cette expression inquiète qu’avait son visage et qui contrastait si fort avec son habituelle et charmante insouciance ? On devinait qu’une contrariété récente avait laissé sur elle son empreinte, et c’est peut-être dans l’espoir de la dissiper qu’elle se promenait ainsi à l’aventure dans la vallée, car à la voir humer la brise fraîche qui venait des bois, on eût dit qu’elle cherchait dans les résineux parfums un antidote contre une humaine douleur.

Pendant quelque temps, elle demeura immobile à la même place, les yeux fixés sur le paysage qui se déroulait devant elle. Ce qu’elle regardait, c’était la maison de son père, piquée comme un point blanc sur le flanc de la colline, mais ce qui, en réalité, paraissait le plus captiver son attention, c’était le mince filet de fumée bleue qui montait de la pente opposée. Et une lueur pensive brillait au fond de ses yeux bruns.

Soudain, elle parut avoir conscience de l’isolement dans lequel elle se trouvait, et elle ressentit un de ces passagers accès de terreur irraisonnée auxquelles sont sujettes les femmes même les plus braves. Des récits qu’on lui avait faits sur les indigènes et les bushrangers, leur audace et leur cruauté lui revinrent brusquement à la mémoire. Elle se prit à considérer la vaste étendue mystérieuse et muette de la brousse qui l’environnait, et, déjà, elle se baissait pour ramasser son panier, avec l’intention de rentrer au plus vite, quand tout à coup, s’étant retournée, elle tressaillit et laissa échapper un cri d’effroi en voyant surgir derrière elle un long bras couvert de flanelle rouge, qui lui retira son panier des mains.

L’aspect que présentait celui qui venait de l’accoster si brutalement n’avait, somme toute, rien de rassurant non plus. Mais les hautes bottes, la chemise grossière et la large ceinture avec ses armes redoutables étaient choses trop familières à Mlle Carrie pour lui inspirer de l’épouvante ; et quand, par dessus tout cela, elle rencontra une paire d’yeux bleus très tendres qui la regardaient et un sourire timide qui se dissimulait sous une épaisse moustache jaune, elle retrouva toute sa sérénité, sachant bien qu’au contraire elle n’avait plus à avoir peur désormais et que pendant tout le reste de sa promenade elle serait jalousement gardée contre les noirs et les bushrangers.

— Oh, monsieur Durton ! s’exclama-t-elle. Comme vous m’avez fait peur.

— Je vous demande pardon, mademoiselle, répondit Abe, déjà tout tremblant à l’idée qu’il avait pu causer une minute de désagrément à son idole. Mais, comprenez-vous, poursuivit-il avec une ruse naïve, voyant qu’il faisait beau et que mon associé était parti à la découverte d’un nouveau filon, l’idée m’est venue de monter à la colline de Hagley pour revenir ensuite par la courbe, et ne voilà-t-il pas qu’un hasard me fait tout à coup vous rencontrer là, juste devant moi.

Ce mensonge stupéfiant fut débité avec une éloquence et un élan de sincérité exagérée qui donnèrent clairement à entendre qu’il inventait cette histoire de toutes pièces. C’est en suivant à la piste, sur le sol humide, les pas de la jeune fille qu’Ossailles l’avait conçue et préparée, persuadé qu’il allait faire preuve d’une fourberie sans nom.

Mlle Carrie ne formula aucune observation, mais ses yeux brillèrent d’un éclat un peu moqueur, qui intrigua fort son amoureux.

Abe, ce matin-là, était positivement radieux. C’était peut-être le soleil ou la rapidité avec laquelle avaient monté les actions de Conemara qui lui rendait le cœur si léger ; et pourtant, je serais plutôt porté à croire que cela ne tenait ni à l’une ni à l’autre de ces raisons. Car Abe avait beau être naïf, il n’y avait pas trente-six façons d’interpréter la scène dont il avait été témoin la veille au soir. Il imaginait ce que cela aurait été pour lui, s’il lui avait fallu partir comme un fou par la vallée en des circonstances semblables, et malgré lui, il prenait en pitié son rival. Un fait semblait définitivement acquis, c’est que désormais l’on ne reverrait jamais plus dans la Villa des Azalées la sinistre figure de M. Thomas Ferguson, du Gué de Rochdale. Dès lors, pourquoi Mlle Sinclair l’avait-elle repoussé ? Il était beau, il avait une fortune assez rondelette. Se pourrait-il donc ?… Non, c’était impossible ; naturellement c’était impossible ; comment supposer un seul instant une chose pareille ? C’était ridicule, mais si ridicule qu’elle fût, cette idée n’en avait pas moins fermenté toute la nuit dans l’esprit fiévreux du jeune homme, à tel point qu’il n’avait pu se retenir d’y réfléchir le matin.

Ils descendirent ensemble le rouge sentier jusqu’au bord de la rivière. Abe était retombé dans sa taciturnité habituelle. Sous l’influence du panier qu’il tenait à la main, il avait tenté un vaillant effort pour entretenir la conversation sur le chapitre des fougères, mais c’était en somme un sujet peu fertile, de sorte qu’après s’être vainement débattu pendant quelques instants, il s’était vu contraint d’y renoncer. Tout le long du chemin, en venant, une foule d’anecdotes amusantes et de réflexions drôles lui avaient trotté la cervelle. Il avait imaginé une véritable séquelle d’histoires plaisantes qu’il déverserait dans les oreilles charmées de Mlle Sinclair. Mais, depuis qu’il était près d’elle, on aurait cru que son cerveau s’était vidé d’un seul coup, et il se sentait incapable de trouver une idée quelconque, à part cette impulsion stupide et irrésistible qu’il éprouvait de constater que le soleil répandait une chaleur torride.

Tout à coup, il repensa à l’entretien qu’il avait eu avec son associé. Que lui avait donc conseillé le Patron à ce sujet ? « Raconte-lui la vie qu’on mène dans les mines. » Il ressassa cette pensée dans sa tête. L’idée de converser sur un tel sujet lui paraissait positivement cocasse ; mais enfin, c’était le Patron qui lui avait recommandé cela, et le Patron ne se trompait jamais. Alors, il prit son courage à deux mains, toussa pour s’éclaircir la voix et commença en bafouillant un peu ;