Page:Doyle - La Main brune.djvu/19

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menace d’un danger. Cet inexplicable, cet indéfini sentiment de danger, dans cette immense solitude, avait quelque chose de plus terrifiant qu’aucun danger manifeste ; et je pressais William de me dire ce qu’il redoutait, quand, tout d’un coup, il s’arrêta et m’entraîna vivement derrière les massifs d’ajoncs bordant le sentier. Il m’avait tiré par la manche d’une secousse si vigoureuse, si impérieuse, qu’à la seconde, devinant un péril imminent, je me trouvai blotti à son côté, immobile comme le fourré qui nous protégeait. Autour de nous régnait une obscurité si profonde que je n’arrivais pas à distinguer le jeune garçon près de moi.

La nuit était chaude, le vent nous jetait des bouffées brûlantes. Et soudain nous arriva une odeur domestique et familière, l’odeur du tabac. Puis, un visage apparut, illuminé par le reflet d’une pipe, et qui se balançait en se rapprochant. L’homme restait tout entier dans l’ombre ; seul, le bas de la figure s’embrasait d’un halo qui laissait le haut s’éteindre graduellement sur le fond de ténèbres, pouvait l’être. Mais mon conducteur ne Une face longue et famélique, une peau tachée de rousseur, des pommettes saillantes, des yeux bleus et humides, une moustache maigre et incolore, un bonnet pointu de marin, ce fut tout ce que je vis. L’homme nous dépassa, regardant devant lui avec indifférence, et le bruit de ses pas décrut le long du sentier.

« Qui était-ce ? demandai-je à mon compagnon quand nous nous relevâmes.

— Je ne sais pas. »

Toujours cette énervante profession d’ignorance.

« Alors, pourquoi vous cachez-vous ?

— Rapport à M. Maple. Il m’a dit que je ne devais rencontrer personne, et que, si je rencontrais quelqu’un, je ne serais pas payé.

— Vous avez pourtant rencontré ce marin sur la route ?

— Oui. Je suppose que c’est l’un d’eux.

— L’un de qui ?

— L’un des gens qui sont venus dans ces landes et surveillent Greta House. M. Maple en a peur. Il veut que nous les évitions ; c’est ce que j’ai essayé de faire. »

Je tenais enfin une précision. Des gens inquiétaient mon oncle. Parmi eux se trouvait notre marin de l’après-midi.

L’homme au bonnet pointu — autre marin probablement — était, lui aussi, du nombre. Je me souvins de la Grand’Rue de Stepney et de la sanglante agression qui avait rendu mon oncle infirme. Tout cela commençait à prendre forme dans mon esprit quand, par-dessus le cailloutis, une lueur tremblota, et j’appris de mon guide que nous arrivions à Greta House. Masquée par un pli du terrain, l’habitation ne se révélait que de tout près. Nous l’eûmes très vite atteinte.

J’en distinguai peu de chose. Une lampe qui brillait derrière une petite fenêtre treillissée me permit de me rendre compte, sommairement, qu’elle était longue et haute. La porte, basse sous un linteau surplombant, et mal assujettie, laissait de chaque côté filtrer de la lumière. Les hôtes de ce logis perdu devaient se tenir sur le qui-vive, car ils avaient entendu notre approche et nous n’étions pas encore à la porte qu’on nous priait de nous faire connaître.

« Qui est là ? mugit une voix profonde. »

Et, se faisant pressante, la voix répéta :

« Voyons, qui est là ?

— C’est moi, master Maple. J’amène le gentleman. »

Il y eut un bruit de loquet ; un judas s’ouvrit dans la porte ; la lueur d’une lanterne nous éclaira quelques secondes. Puis, le volet se referma ; avec des grincements de serrures et tout un fracas de barres, la porte s’ouvrit à son tour ; et je vis mon oncle debout dans le carré de lumière jaune qui découpait les ténèbres.

Court et massif, il avait une grande tête ronde et chauve, au bord de laquelle les cheveux bouclaient en minces touffes d’un blond roux : belle tête, certes, et intelligente, mais gâtée par la figure large, lourde, commune, aux lèvres épaisses, aux joues retombantes. Sur les yeux, petits et toujours en mouvement, les cils, à peine colorés, ne cessaient pas de battre. Ma mère me disait de ces cils qu’ils lui rappelaient les pattes d’un cloporte, et je vis, au premier coup d’œil, ce qu’elle voulait dire. Je constatai, en outre, qu’à Stepney il avait appris le langage de sa clientèle et son accent infâme me fit rougir de notre parenté.

« Alors, vous voilà, neveu ! commença--