Page:Doyle - La Main brune.djvu/24

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sur la route. Tous étaient de beaux gaillards, aux faces de bronze encadrées de favoris. Au milieu d’eux se tenait, penché contre la table, l’homme aux taches de rousseur qui avait couru à notre rencontre dans la lande : la cape noire du pauvre Enoch pendait encore à ses épaules. Il était d’un tout autre type que ses camarades, l’air rusé, cruel, dangereux, avec des yeux sournois et inquiets rivés sur mon oncle. Subitement, ses yeux se détournèrent vers moi, et je sus, pour la première fois, comment un regard peut donner la chair de poule.

« Qui êtes-vous ? me demanda-t-il. Parlez, ou nous nous chargeons de vous délier la langue.

— Je suis le neveu de M. Stephen Maple, en visite chez lui.

— Vraiment ? Eh bien ! je veux que vous vous félicitiez de votre oncle et de votre visite. Vite à la besogne, les gars : il s’agit d’avoir rallié le bord avant le matin. Qu’allons-nous faire du vieux ?

— Le soulever à l’américaine et lui appliquer six douzaines de volées.

— Entendez-vous, maudit voleur de cockney ? Nous vous battrons à mort si vous ne nous rendez pas ce que vous nous avez filouté. Où est-ce ? Je sais que vous ne vous en séparez jamais. »

Mon oncle plissa les lèvres, hocha la tête. L’effroi et l’obstination luttaient sur son visage.

« Vous refusez de parler ? Nous allons bien voir. Empoignez-le-moi, Jim ! »

Un des marins, saisissant mon oncle, lui fit descendre le veston et la chemise au bas des épaules. Le malheureux se tassait sur sa chaise, tout le corps plissé de remous, frissonnant de froid et d’épouvante.

« Levez-le jusqu’à ces crochets. »

Des crochets pour pendre la viande fumée s’alignaient le long des murs. Les marins en choisirent deux, où ils l’attachèrent par les poignets. Puis, l’un des marins défit sa ceinture de cuir.

« Côté de la boucle, Jim, dit le capitaine. Donnez-lui de la boucle !

— Lâches ! me révoltai-je. Frapper un vieillard !

— Patience ! riposta le capitaine, en me jetant un regard mauvais, ce sera bientôt le tour d’un jeune homme ! À présent, Jim, taillez-lui quelques lanières !

— Qu’on lui laisse une dernière chance, cria l’un des hommes.

— Oui, oui, grommelèrent un ou deux autres. Qu’on laisse une chance à cette fripouille.

— Si vous flanchez, dit le capitaine, vous pouvez abandonner la partie une fois pour toutes. De deux choses l’une : ou vous lui arracherez son secret par le fouet, ou vous devrez dire adieu à ce que vous avez gagné avec tant de peine, et qui ferait de chacun de vous des messieurs pour la vie. Pas d’autre parti à prendre. Eh bien ? »

Ils vociférèrent :

« Qu’on lui laisse une chance !

— Soit ! »

Déjà, la boucle de ceinture tournait, avec un sifflement féroce, par-dessus l’épaule de mon oncle. Elle n’avait pas eu le temps de s’abattre qu’il poussa un cri.

« Pas cela ! supplia-t-il. Qu’on me lâche !

— Alors, où est-ce ?

— Vous le saurez si vous me laissez libre. »

Débarrassé de ses liens, il remonta son vêtement sur ses épaules rondes. Les marins firent cercle autour de lui. Leurs visages basanés trahissaient une curiosité fébrile.

« Pas* de blagues ! s’écria l’homme aux taches de rousseur. Nous lui rompons les os s’il veut se payer notre tête… Allons, où avez-vous ça ?

— Dans ma chambre.

— Laquelle est-ce ?

— La chambre au-dessus.

— En quel endroit de la chambre ?

— Dans le coin du coffre en chêne, près du lit. »

Les marins se précipitèrent ; le capitaine les rappela.

« Ne laissons pas derrière nous ce vieux renard. Ah ! ah ! votre figure s’allonge ! Parbleu ! Vous pensiez lever l’ancre ! Tenez-le de près, garçons, et emmenez-le. »

Ils se ruèrent en tumulte dans l’escalier, cernant et entraînant mon oncle. J’avais les mains liées, mais les pieds libres. Si j’arrivais à me guider dans la lande, je pouvais encore prévenir la police et couper la route à ces bandits avant qu’ils eussent gagné la mer. J’hésitai une minute, me demandant s’il m’était permis d’abandonner mon oncle