Page:Doyle - La Main brune.djvu/36

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odieuse présence, je me trouvai plus que payé de la perte du pays natal. Un peu d’argent qui me restait me permit de faire à Glasgow mes études médicales ; lesquelles terminées, je m’établis à Bishop’s Crossing, fermement convaincu que dans ce lointain hameau du Lancashire, je n’entendrais plus parler de mon frère.

« Durant des années, mes espérances se réalisèrent. À la fin, cependant, il me retrouva. Une personne de Liverpool qui visitait Buenos-Ayres le mit sur mes traces. Il avait perdu tout son argent, et se proposait de venir partager le mien. Édifié sur la répulsion qu’il me causait, il se disait, non sans raison, que je paierais son éloignement. Je reçus une lettre de lui m’annonçant son arrivée. Ma vie traversait à ce moment une crise ; il ne pouvait être qu’une source d’ennuis, voire même de honte, pour quelqu’un que je devais spécialement protéger contre toute disgrâce de cet ordre. Je m’arrangeai de façon à supporter tout seul ce qui pouvait arriver de pénible. Ainsi s’explique… »

Le docteur Lana se retourna vers le prisonnier :

« Ainsi s’explique une conduite qui allait être sévèrement jugée. Je voulais, ni plus ni moins, éviter à ceux qui m’étaient chers toute participation au scandale et à la honte. Que le scandale et la honte vinssent avec mon frère, c’est dire que ce qui aurait eu lieu une fois se serait renouvelé.

« L’arrivée de mon frère suivit de près celle de sa lettre. La maison couchée, je me trouvais dans mon bureau, quand j’entendis des pas au dehors sur le gravier ; je l’aperçus, l’instant d’après, qui me regardait à travers la fenêtre. Entièrement rasé comme moi, il me ressemblait encore à tel point que je crus voir mon reflet dans la glace. Il portait sur l’œil un bandeau noir, mais nos traits étaient identiques. Je lui connaissais depuis l’enfance le sourire gouailleur qui lui retroussait la lèvre. C’était bien l’homme qui m’avait chassé de mon pays et avait déshonoré un nom jusque-là honorable. J’allai lui ouvrir la porte. Il était environ dix heures du soir.

« Quand il entra dans la clarté de la lampe, je vis tout de suite qu’il avait traversé de mauvais jours. Il venait à pied de Liverpool ; il était fatigué et malade. Son aspect m’impressionna. Mes connaissances médicales me révélaient chez lui quelque grave désordre. Il avait bu, et il portait au visage les traces de coups reçus dans une rixe avec des marins. Le bandeau protégeait son œil blessé : il l’ôta en pénétrant dans la chambre. Il était vêtu d’une vareuse et d’une chemise de flanelle, et ses pieds crevaient ses bottines. Mais sa misère même l’irritait contre moi. Sa haine tenait de la folie. À l’entendre, je roulais sur l’or en Angleterre tandis qu’il mourait de faim en Amérique. Je ne puis dire les menaces qu’il m’adressa, les injures dont il me couvrit. Je crois bien que les tribulations et la débauche avaient troublé son jugement. Il allait et venait dans la chambre comme une bête fauve, demandant à boire, réclamant de l’argent dans les termes les plus abominables. Je suis, par nature, prompt à la colère ; mais, Dieu merci, je me dominai, je m’abstins du moindre geste. Mon sang-froid ne fit que l’exaspérer. Il écumait, blasphémait, me mettait le poing sous la figure. Tout d’un coup, un spasme horrible contracta ses traits ; il porta la main à son cœur, et, poussant un grand cri, s’abattit à mes pieds, comme une masse. Je le soulevai et l’étendis sur le sopha ; mes appels restèrent sans réponse ; la main que je tenais était froide et moite ; le cœur malade s’était rompu ; mon frère était mort de sa propre violence.

« Longtemps, je restai là, immobile, comme dans un cauchemar, ne quittant pas des yeux le cadavre. Je me ressaisis quand Mr. Woods, que le cri du mourant avait épouvantée, vint frapper à ma porte, et je la renvoyai se coucher. Bientôt après, d’autres coups retentirent à la porte de mon cabinet. Je n’y pris pas garde ; et le visiteur, homme ou femme, s’éloigna. Lentement, graduellement, un plan s’élaborait de lui-même dans ma tête, avec cet espèce de curieux automatisme qui commande chez moi tous les plans. Quand je me relevai, tous mes mouvements futurs s’étaient décidés sans que j’eusse conscience d’aucune délibération. Je suivais un instinct irrésistible.

« Depuis qu’était survenu dans mes affaires le changement auquel j’ai fait allusion, j’avais pris en haine Bishop’s Crossing. L’édifice de ma vie s’en allait