Page:Doyle - La Main brune.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Ne vous y fiez pas, grand Dieu ! Parce que je prends des libertés avec lui, cela ne prouve pas que tout le monde puisse le faire. Ses amitiés sont exclusives… pas vrai, Tommy ? Ah ! le voilà qui entend venir son dîner. Est-ce vous garçon ? »

Le long du corridor, un pas sonnait sur les dalles. L’animal s’était dressé ; il allait et venait dans son étroite cage ; ses prunelles jetaient des lueurs fauves ; sa langue rouge claquait contre la blancheur acérée de ses dents. Un groom entra : il apportait dans une auge un quartier de viande grossièrement équarrie, qu’il lui lança à travers les barreaux. L’animal le saisit d’un bond, l’emporta dans son coin, et, le tenant entre ses pattes, se mit à le déchiqueter. Son mufle sanglant se soulevait par intervalles, et il regardait vers nous. C’était un spectacle à la fois passionnant et atroce.

« Vous ne vous étonnerez pas, j’espère, me dit mon hôte quand nous quittâmes la salle, que je tienne beaucoup à cet animal, surtout si vous considérez que j’ai dû l’élever. Ce n’était pas une petite affaire que de l’amener ici du fond de l’Amérique. Le voilà sain et sauf ; et c’est, comme je vous ai dit, le plus bel échantillon qui soit en Europe. Les gens du Zoo en meurent d’envie ; mais vraiment je ne puis m’en défaire. Et maintenant que je vous ai, ce me semble, tenu plus que de raison sur ce chapitre, suivons l’exemple de Tommy : allons dîner ! »

À voir combien l’accaparaient son domaine et ses étranges pensionnaires, je ne m’avisai pas tout d’abord de supposer d’autres préoccupations à mon cousin d’Amérique. Qu’il en eût pourtant, et d’immédiates, je fus très vite amené à m’en rendre compte par la quantité de télégrammes qu’il recevait à toute heure. Il les ouvrait d’un geste fiévreux, les parcourait d’un regard inquiet. Sans doute il jouait aux courses ou à la Bourse ; en tout cas, il avait certainement en train quelque affaire urgente, et qui se traitait ailleurs que sur les falaises du Suffolk. Durant les six jours de ma visite, il reçut pour le moins chaque jour trois ou quatre dépêches ; et leur nombre alla quelquefois jusqu’à sept ou huit.

J’avais si bien employé le temps que nos relations étaient devenues des plus affectueuses. Chaque soir nous nous attardions au billard. Il faisait d’extraordinaires récits de ses aventures d’Amérique : aventures si hardies, si folles, que mon esprit les associait malaisément à l’idée du petit homme brun et joufflu assis là devant moi. En retour, je me laissais aller à des souvenirs personnels sur ma vie de Londres. Il s’y intéressait au point de jurer qu’il viendrait prochainement me demander l’hospitalité à Grosvenor Mansions. Il manifestait le plus vif désir de connaître la grande vie londonienne ; et l’on me permettra de dire qu’il n’eût pu choisir pour cela un meilleur guide.

Ce fut seulement le dernier jour de ma visite que j’osai aborder avec lui la question délicate. Je lui dis mes embarras d’argent, ma ruine imminente, et je lui demandai un conseil, non sans espérer quelque chose de plus solide. Il m’écouta avec une attention concentrée et profonde, en tirant de longues bouffées de son cigare.

« Mais est-il sûr, interrogea-t-il, que vous soyez l’héritier de notre parent commun, lord Southerton ?

— J’ai toutes raisons de le croire, bien qu’il ne m’ait jamais gratifié d’un penny.

— Oui, je sais son avarice. Mon pauvre Marshall, votre situation, telle que vous me la dépeignez, est bien pénible. À propos, avez-vous eu récemment des nouvelles de la santé de lord Southerton ?

— Récemment, non ; mais je l’ai toujours connu d’une santé précaire.

— Le ressort grince, mais résiste. Votre héritage peut se faire attendre. Mon cher, dans quelle triste position vous voilà !

— J’espérais un peu que, sachant les faits, vous voudriez bien…

— Pas un mot de plus, mon petit ! s’écria Everard King avec une rondeur charmante. Nous en reparlerons ce soir. Je vous donne ma parole que, tout ce qu’il me sera possible de faire, je le ferai.  »

Je voyais sans regret ma visite toucher à son terme : il est toujours désagréable, dans une maison, de sentir qu’une personne désire ardemment votre départ. La face blême et les yeux hostiles de Mrs. King m’exprimaient sans