Page:Doyle - La Main brune.djvu/90

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de rage, égratignant follement les barreaux, il pivota lentement sur lui-même et retomba de tout son poids sur le sol. D’ailleurs, il se retourna tout de suite ; et, grondant, me faisant face, il se ramassa pour un autre bond.

La minute était décisive. Instruit par l’expérience, l’animal, cette fois, calculerait mieux. Je devais agir sans retard et sans peur si je voulais jouer ma dernière chance. En un clin d’œil, j’arrêtai mon plan. J’ôtai mon habit et le lançai à la tête de mon adversaire ; en même temps, je me laissai tomber à terre, saisis par le premier barreau la grille de devant, et la tirai avec une énergie frénétique.

Elle vint plus facilement que je n’aurais cru. Je pris ma course, l’entraînant avec moi. Naturellement, je me trouvais encore en dehors de la cage, sans quoi je n’aurais eu qu’à m’éloigner sain et sauf ; tandis qu’il y eut une seconde où je dus m’arrêter et arrêter la grille pour tâcher de passer dans l’intervalle encore libre. Il n’en fallait pas davantage à la bête, qui, secouant son voile, s’élança. Je me précipitai à travers l’ouverture, poussai derrière moi les barreaux, et, avant que j’eusse entièrement retiré la jambe, un terrible coup de patte me rabota le mollet. L’instant d’après, ensanglanté, défaillant, je gisais sur la litière immonde ; mais la grille opposait une barrière infranchissable aux bonds exaspérés du chat.

Trop blessé pour me remuer, trop faible pour sentir même l’aiguillon de la crainte, je ne pouvais que demeurer là, plus mort que vif, et observer l’animal. Son large poitrail noir se pressait contre les barreaux et, de ses pattes crochues, il me cherchait, comme fait un chat domestique devant une souricière. Il lacérait mes vêtements, mais, nonobstant ses efforts pour aller plus loin, il n’arrivait pas à m’atteindre. J’ai entendu parler du curieux effet d’engourdissement qui suit les blessures faites par les grands carnivores. Je l’expérimentai sur moi-même : tout sentiment de personnalité s’était aboli en moi, et je m’intéressais aux tentatives du chat comme à un jeu dont j’aurais eu le spectacle. Puis, graduellement, ma pensée s’en fut à la dérive dans de vagues, d’étranges rêves, où toujours revenaient ce museau noir et cette langue rouge ; et je m’abîmai dans le nirvana du délire, refuge béni après une trop cruelle épreuve.

Je fus rappelé à moi, au bout de deux heures, par un bruit sec, le même bruit de métal qui avait marqué le début de ma terrible aventure. Un pêne de serrure jouait. Sans frayeur, dans l’état de lucidité imparfaite où j’étais plongé, je devinai que la grosse figure bénévole de mon cousin regardait par l’ouverture de la porte. Ce qu’il voyait était bien fait pour le frapper de stupeur : le chat s’allongeait au ras du sol ; quant à moi, étendu dans la cage, sur le dos, en manches de chemise, j’avais mon pantalon en pièces et je baignais dans mon sang. Le soleil du matin me montrait la consternation peinte sur son visage. Il me contempla longuement. Puis, fermant la porte après lui, il s’approcha de la cage pour s’assurer que j’avais cessé de vivre.

Ce qui arriva, je ne saurais entreprendre de le dire. Je n’étais guère dans les conditions requises pour assister aux événements en témoin et en chroniqueur. Je sais seulement que, tout d’un coup, cessant de me regarder, il fit face à l’animal.

« Mon bon vieux Tommy ! criait-il. Mon bon vieux Tommy ! »

Et il reculait vers la grille. Puis, rugissant :

« Couchez là, stupide bête ! Couchez là, monsieur ! Vous ne reconnaissez donc pas votre maître ? »

Un souvenir surgit dans le désordre de mon cerveau. Je me rappelai ce que King m’avait dit sur ce goût du sang qui prendrait l’animal à l’improviste, comme une rage. Mon sang avait déchaîné cette rage ; et celui de King allait payer le prix du mien.

« Au large ! hurla-t-il ; au large, démon que vous êtes ! Baldwin ! Baldwin ! Au secours ! »

Je l’entendis tomber, se relever, tomber encore. Peu à peu, ses cris s’étouffèrent ; sa voix faiblit jusqu’à se perdre dans les grondements furieux du chat. Et je le croyais mort, quand je vis, comme en un cauchemar, une forme aveugle, sanglante, mutilée, courir éperdue autour de la salle. Puis, tout s’effaça dans une syncope.

Je restai plusieurs mois à me remettre, si tant est que je puisse me dire bien remis ; car jusqu’à la fin de mes jours, je devrai, pour marcher, m’aider d’une