Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/138

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parole, c’est moi qui avais déclanché l’affaire, c’est à moi surtout qu’on en doit les résultats. J’ai heureusement conduit ces trois messieurs à la place indiquée, je leur ai démontré la véracité de mes allégations. Nous espérions ne pas trouver à notre retour quelqu’un d’assez obtus pour discuter nos conclusions conjointes. Averti toutefois par une précédente expérience, j’ai eu soin d’apporter des preuves de nature à convaincre un homme raisonnable. Comme vous l’a expliqué le professeur Summerlee, nos appareils photographiques ont été détériorés et la plupart de nos négatifs détruits par les hommes-singes qui dévastèrent notre camp (Exclamations ironiques. Rires. « À d’autres ! »). Je parle des hommes-singes, et je ne puis m’empêcher de dire que quelques-uns des bruits que j’entends ravivent singulièrement en moi le souvenir de mes rencontres avec cet intéressantes créatures (Rires). Malgré la destruction de tant d’inappréciables clichés, il reste en notre possession un certain nombre de photographies probantes qui montrent les conditions de la vie sur le plateau. Nous accuse-t-on d’avoir fabriqué ces photographies ? (Une voix : « Oui » Longue agitation. Plusieurs interrupteurs sont expulsés de la salle.) Les négatifs ont été soumis à des experts. Mais nous avons d’autres témoignages. Si, dans les conditions où nous avons quitté le plateau, nous ne pouvions emporter un nombreux bagage, du moins nous avons sauvé les collections de papillons et de scarabées du professeur Summerlee, et elles contiennent plusieurs espèces nouvelles. Est-ce ou non une preuve ! (Plusieurs voix : « Non ! ») Qui a dit non ?

« Le Dr Illingworth, se levant. — L’existence de ces collections n’implique pas forcément celle d’un plateau préhistorique (Applaudissements).

« Le Pr Challenger. — Évidemment, monsieur, nous devons, malgré l’obscurité de votre nom, nous incliner devant votre haute compétence. Je passe donc et sur les photographies et sur la collection entomologique, pour en venir aux renseignements très divers, très précis, que nous apportons sur certains points non encore élucidés. Par exemple, en ce qui concerne les mœurs des ptérodactyles (Une voix : « Des blagues ! » Tumulte)… je dis qu’en ce qui concerne les mœurs des ptérodactyles nous sommes en état de faire la lumière complète. J’ai là, dans mon portefeuille, un portrait de la bête pris sur le vif et susceptible de vous convaincre…

« Le Dr Illingworth. — Aucun portrait ne saurait nous convaincre de quoi que ce soit.

« Le Pr Challenger. — Vous demanderiez à voir la bête elle-même ?

« Le Dr Illingworth. — Sans aucun doute.

« Le Pr Challenger. — Vous accepteriez de la voir ?

« Le Dr Illingworth. — Comment donc !…

« Alors se produisit un coup de théâtre, si dramatique qu’il n’a pas son pareil dans l’histoire des réunions scientifiques. Sur un signal du professeur Challenger, notre confrère M. E. D. Malone se leva et descendit vers le fond de l’estrade. Un instant après, il reparaissait en compagnie d’un gigantesque nègre qui l’aidait à porter une grande caisse carrée. Lentement, il vint déposer cette caisse, qui paraissait très lourde, devant la place du professeur. Un vaste silence régna. Le public, tout à ce qui se passait devant lui, se recueillait. Le professeur Challenger fit glisser le couvercle mobile de la caisse ; puis, se penchant, il regarda à l’intérieur ; on l’entendit, parmi les rangs de la presse, qui murmurait d’une voix caressante : « Petit ! petit ! viens ! » Et presque aussitôt, avec un bruit de grattement et de battement, une horrible, une répugnante créature, sortant de la caisse, se percha au-dessus. Même l’accident survenu à ce moment, la chute inopinée du duc de Durham dans l’orchestre, ne détourna pas l’attention pétrifiée de l’assistance. À voir la bête, on eût dit la plus extravagante gargouille conçue par l’imagination déréglée d’un artiste du Moyen-Âge. Elle avait une tête méchante, hideuse, où deux petits yeux rouges luisaient comme des tisons ; son long bec féroce, à demi-ouvert, étalait une double rangée de dents semblables à des rapières ; une sorte de châle gris déteint s’arrondissait sur ses épaules bossues. C’était le diable en personne, tel que nous nous le figurions dans notre enfance.

« Le désordre se met dans la salle. On crie. Deux dames aux premières rangées de sièges s’évanouissent. L’estrade semble vouloir, comme son président, passer dans l’orchestre. Un moment, on a lieu de craindre une panique. Le professeur lève les bras pour tacher de calmer l’émotion ; son mouvement effraye la bête derrière lui ; elle déroule tout d’un coup son châle,