Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— J’ai un rendez-vous

— Votre lettre ?

Je montrai l’enveloppe.

— Bon !

Il semblait peu loquace. Je le suivais dans le corridor quand, d’une pièce où je reconnus la salle à manger, surgit brusquement devant moi une petite dame, aux traits mobiles et vifs, aux yeux noirs, et de type plus français que britannique.

— Un instant, monsieur, me dit-elle. Puis-je vous demander si vous avez déjà rencontré mon mari ?

— Je n’ai pas eu cet honneur, madame.

— Alors, je vous fais par avance mes excuses. C’est un être impossible, tout à fait impossible ; et je vous en préviens pour que vous en teniez compte.

— Merci, madame.

— Sitôt que vous le verrez s’emporter, ne restez pas dans la chambre, ne perdez pas de temps en paroles. D’autres que vous ont eu lieu de s’en repentir. Et il en résulte chaque fois un scandale qui rejaillit sur moi, sur tout le monde. Vous ne venez pas, au moins, pour cette affaire du Sud-Amérique ?

Impossible de mentir à une dame.

— Hélas ! mais c’est le plus inquiétant des sujets ! Il vous racontera des choses dont vous ne croirez pas une seule, et je le comprends du reste. N’allez pas pourtant y contredire, c’est ce qui l’enrage. Feignez d’y croire, et tout se passera bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Cela, vous pouvez en être sûr. Il n’y eut jamais de plus honnête homme. Je ne vous retiens pas, il se méfierait. S’il devient dangereux, vraiment dangereux, sonnez, et maintenez-le jusqu’à ce que j’arrive. Même dans ses plus mauvais moments, je garde sur lui quelque empire.

Ayant dit ces paroles encourageantes, la dame me remit aux mains du taciturne Austin, qui attendait, pareil à la statue de la Discrétion. Austin me conduisit à l’extrémité du couloir, devant une porte où il frappa. Un beuglement de taureau lui répondit. Et je me trouvai en présence du professeur.

Il occupait une chaise tournante, devant une grande table couverte de livres, de cartes, de diagrammes. Au moment où j’entrais, il pivota sur son siège pour me faire face. Son aspect me coupa le souffle. J’étais préparé à quelque chose d’étrange, mais non point à une personnalité aussi formidable. Il vous impressionnait par sa taille, par sa prestance, par l’énormité de sa tête, la plus grande que j’eusse jamais vue sur un corps humain : son chapeau, si je m’étais avisé de l’essayer, me fût descendu aux épaules ! Il avait une de ces figures qui pour moi s’associent à l’idée d’un taureau assyrien : toute rouge, avec une barbe d’un noir presque bleu qui lui roulait en ondes sur la poitrine. Ses cheveux, très particuliers, projetaient sur son front massif un long bandeau lisse. Ses yeux gris bleu, très clairs sous de grosses touffes sombres, avaient une acuité impérieuse et scrutatrice. De vastes épaules, un torse renflé comme un tonneau, des mains de colosse plantées d’un poil dru, c’était ce qui m’apparaissait encore de lui par-dessus la table. Une voix mugissante concourait à l’effet que me produisit, de prime abord, le professeur Challenger.

— Eh bien, quoi ? demanda-t-il, m’examinant avec insolence.

J’avais à dissimuler ma surprise, ou l’entretien pouvait en rester là.