Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/57

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— Précisément. Un palmier Assaï. Vous voyez en lui la borne frontière de mon domaine. Ne cherchez pas l’entrée. Car le mystère, en ceci, tient du prodige : aucune éclaircie dans les arbres ne la signale. Là-bas, à quelques milles de l’autre côté de la rivière, entre les grands bois de cotonniers, à l’endroit où le vert tendre des joncs succède au vert foncé de la broussaille, c’est là que j’ai ma porte secrète sur l’inconnu. Venez et vous comprendrez.

Nous gagnâmes la place marquée par les joncs ; puis ayant, pendant quelques centaines de yards, poussé nos canots à la perche, nous arrivâmes à un cours d’eau peu profond qui roulait sur un lit de gravier un flot pur et paisible. Large de vingt yards environ, il était partout bordé de la végétation la plus luxuriante. À moins d’observer que les roseaux avaient pris depuis peu la place des arbrisseaux, on n’en pouvait soupçonner l’existence, ni celle du pays féerique qu’il traversait.

Car c’était un pays féerique, et tel que saurait à peine l’entrevoir l’imagination humaine. Des branchages croisés et entrelacés formaient au-dessus de nos têtes une pergola naturelle, un tunnel de verdure où, dans un demi-jour d’or, coulait la limpide rivière, belle par elle-même, et rendue plus merveilleuse par les jeux colorés de la lumière qui, tombant du haut, se filtrait et se dégradait dans sa chute. Claire comme du cristal, lisse comme une glace, verte comme le bord d’un iceberg, elle allongeait devant nous son arceau de feuilles, et chaque coup de nos pagaies ridait de mille plis sa surface brillante. C’était bien l’avenue qui doit conduire à une terre de merveilles. L’homme ne s’y rappelait plus par aucun signe ; mais l’animal s’y manifestait fréquemment, avec une familiarité qui montrait qu’il ignorait le chasseur. De tout petits singes qui semblaient en velours noir, avec des dents blanches éblouissantes et des yeux moqueurs, babillaient à notre passage. Un jaillissement d’eau annonçait, de temps à autre, le plongeon d’un caïman dérangé par notre approche. Un tapir, médusé, nous regarda un instant par une brèche entre deux buissons, puis se sauva, pesant et gauche, à travers la forêt. Une fois aussi, la forme sinueuse d’un grand puma traversa rapidement la broussaille et deux yeux verts brillèrent d’un éclat sinistre par-dessus une épaule fauve. Les oiseaux abondaient, spécialement les oiseaux aquatiques, cigognes, hérons, ibis, assemblés en petits groupes, bleus, rouges, blancs, sur chaque tronc d’arbre qui se projetait de la rive. Mille poissons, de formes et de couleurs infiniment diverses, animaient l’eau.

Nous avançâmes pendant trois jours sous ce tunnel tout transpercé de brume lumineuse. Aux étendues un peu longues, on n’aurait pas su dire, en regardant devant soi, où finissait l’eau verte, où commençait le toit vert. La paix profonde qui régnait continuait à n’être troublée par aucun bruit de l’homme.

— Pas d’Indiens ici, disait Gomez. Trop de peur. Curupiri.

— Curupiri, c’est l’esprit des bois, expliquait lord Roxton. Le nom sert d’ailleurs à désigner toutes sortes de diables. Les pauvres gens croient qu’il y a par là quelque chose de terrible, et ils évitent cette direction.

Il devint évident le troisième jour que nous ne pouvions remonter plus loin en canot, car la rivière se faisait de moins en moins profonde. Nous touchâmes deux fois en deux heures. Finalement, nous poussâmes nos canots dans des broussailles et nous passâmes la nuit sur la berge. Le matin, je fis, avec lord Roxton, une pointe de deux milles dans la forêt parallèlement au cours d’eau ; et comme sa profondeur diminuait sans cesse, nous revînmes certifier ce qu’avait pressenti Challenger, à savoir que nous avions atteint le plus haut point navigable. Nous tirâmes donc les canots à terre, nous les cachâmes dans un fourré, et, pour reconnaître la place, nous fîmes une marque à un arbre avec nos haches. Ensuite, nous nous distribuâmes les divers paquets, fusils, munitions, vivres, tente, couvertures et le reste ; nous les chargeâmes sur nos épaules ; et la période difficile de notre voyage commença.

Nos deux mauvais coucheurs l’inaugurèrent par une lamentable querelle. Challenger, dès le jour où il nous avait rejoints, avait donné des instructions à toute la troupe, et provoqué par là le mécontentement de Summerlee ; quand, cette fois, il prétendit astreindre son collègue à la simple obligation de porter un baromètre anéroïde, Summerlee se fâcha.

— Puis-je vous demander, monsieur, dit-il se contenant mal, à quel titre vous prenez sur vous de donner ces ordres ?

Challenger, se hérissant, le toisa.

— Professeur Summerlee, répondit-il, je les donne en tant que chef de l’expédition.