Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/65

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vitable assaut de la critique et de la blague. En sorte que l’extraordinaire incident auquel j’arrive, et qui vous fournirait une si belle manchette, ira tranquillement attendre dans vos cartons l’heure de la publication.

Au surplus, tout se passa dans le temps d’un éclair. Lord John Roxton ayant tué un de ces petits animaux qu’on appelle ajoutis, et qui ressemblent assez à des cochons domestiques, en avait fait deux parts, dont il avait donné l’une à nos Indiens, et nous avions mis l’autre sur le feu. La température fraîchissant avec le soir, nous nous serrions autour de la flamme. Il faisait une nuit sans lune, mais quelques étoiles brillaient au ciel, et nous pouvions voir à une petite distance devant nous dans la plaine. Du plus obscur des ténèbres fondit brusquement sur nous quelque chose qui agitait une queue comme un aéroplane : un instant, deux ailes de cuir se tendirent comme un dais par-dessus notre groupe ; nous discernâmes un long cou de serpent, des yeux féroces, rouges, avides, un grand bec cassé, net, et garni, à ma profonde stupeur, de petites dents luisantes ; la minute d’après, la vision avait fui avec notre dîner. Une ombre énorme, large de vingt pieds, flotta dans le ciel ; les ailes monstrueuses nous voilèrent une seconde les étoiles ; puis elles s’évanouirent par-dessus le plateau. Nous demeurions cois de surprise autour de notre feu, tels ces héros de Virgile recevant la visite des Harpies, quand Summerlee rompit le silence :

— Professeur Challenger, fit-il, d’une voix grave et qui tremblait d’émotion, je vous dois des excuses. J’ai eu bien des torts envers vous : je vous demande d’oublier le passé.

Il dit cela le plus galamment du monde, et pour la première fois les deux hommes se serrèrent les mains : ce fut au moins ce que nous gagnâmes, contre le prix d’un dîner, à l’apparition de notre premier ptérodactyle !

Si la vie préhistorique existait sur le plateau, elle n’y devait pas être surabondante ; car trois jours se passèrent ensuite sans que nous en eussions le plus faible aperçu. Nous traversâmes, durant ces trois jours, dans la direction du nord, puis de l’est, une contrée stérile et rebutante, où alternaient le désert pierreux et le marais hanté par les oiseaux sauvages. Du côté de l’est, la région est véritablement inaccessible, et, sans une sorte de piste relativement praticable à la base même de la falaise, nous n’aurions eu qu’à revenir sur nos pas : il nous arriva plus d’une fois d’enfoncer jusqu’à la ceinture dans le limon gras d’un ancien marais à demi tropical. Joignez que le pays est infesté de serpents Jararacas, les plus venimeux et les plus agressifs de tout le Sud-Amérique. À chaque instant, nous voyions de ces horribles bêtes se tordre ou se dresser sur la vase putride, et nous ne nous en préservions qu’en tenant nos fusils toujours prêts. Je me rappellerai, ma vie entière, comme un cauchemar, la place où ils semblaient spécialement avoir fait leur nid : c’était une dépression en forme d’entonnoir, et le lichen en décomposition donnait au marais une couleur livide. Ils y grouillaient, ils s’en élançaient dans toutes les directions, car les Jararacas offrent cette particularité qu’à première vue ils attaquent l’homme ; et comme ils étaient plus que nous n’en pouvions tuer, nous prîmes nos jambes à notre cou et ne nous arrêtâmes qu’à bout de forces. Quand nous nous retournions, et c’est encore un souvenir qui ne me quittera jamais, nous pouvions voir se lever et s’abaisser entre les roseaux leurs infâmes têtes. Sur la carte que nous préparons, nous avons nommé ce lieu : « Le marais des Jararacas ».

La falaise, de ce côté-ci, changeait de couleur et passait du rouge au brun chocolat. La végétation y paraissait moins fournie à la crête. Enfin, elle n’avait guère qu’une hauteur de trois ou quatre cents pieds. Mais loin de se montrer plus propice à l’ascension, peut-être s’y refusait-elle encore davantage.

— Il est pourtant certain, dis-je, comme nous discutions la situation, que les eaux de pluie doivent se frayer quelque part un chemin de descente. Il faut qu’elles aient creusé des chenaux dans ces rochers.

— Notre jeune ami a des lueurs de bon sens ! fit le professeur, en m’assénant une tape sur l’épaule.

— Oui, répétai-je, il faut que les eaux de pluie trouvent quelque part une voie d’écoulement.

— Il y tient ! Malheureusement, nous le savons par le témoignage de nos yeux, ce n’est pas dans ces rochers qu’elles la trouvent.

— Alors, où s’en vont-elles ? insistai-je.

— On pourrait assez présumer, ce me semble, que, si elles ne s’en vont pas au dehors, elles s’écoulent au dedans.