Aller au contenu

Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/98

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

s’y abreuver. Il y avait tout près de la rive un bloc de lave solitaire : je me juchai sur ce belvédère, d’où mon regard plongea librement dans toutes les directions.

La première chose que je vis me remplit d’étonnement. J’ai dit que du haut de l’arbre j’avais distingué, sur la paroi de la falaise intérieure, un certain nombre de taches sombres qui semblaient des orifices de cavernes. En regardant cette même falaise, j’apercevais, cette fois, de tous les côtés, des disques de lumière, vermeils, définis comme les hublots d’un paquebot dans les ténèbres. Un moment, je pensai voir luire des laves, je crus à une manifestation volcanique ; puis, je réfléchis que cette manifestation ne se fût pas produite en haut, dans les rochers, mais en bas, dans le creux du plateau. Que pouvaient donc signifier ces taches vermeilles ? Une seule chose, invraisemblable, mais certaine : elles signifiaient des feux allumés dans les cavernes, et allumés par la main de l’homme. Il y avait donc sur le plateau des êtres humains ! Quelle justification glorieuse de mon expédition ! Et quelles nouvelles je rapporterais à Londres !

Je regardai longuement trembler ces lumières. Même à la distance de dix milles qui, à mon calcul, m’en séparait, j’observais parfaitement comme elles clignotaient et se voilaient quand quelqu’un passait devant elles. Que n’aurais-je donné pour me traîner jusque-là, pour voir de près, pour me mettre en état de renseigner un peu mes compagnons sur l’aspect et les mœurs des gens qui vivaient à une place si singulière ! Provisoirement je devais m’en tenir à ma découverte : restait que nous ne pourrions quitter le plateau sans l’avoir élucidée.

Le lac Gladys, mon lac, étendait devant moi son miroir poli où se reflétait la lune. Il était peu profond, car, en maints endroits, des bancs de sable émergeaient de l’eau. La vie s’y décelait partout à la surface ; tantôt des cercles, des rides, se formaient ; tantôt un poisson argenté bondissait dans l’air, un monstre passait, bombant une échine couleur d’ardoise. Sur un des îlots se dandinait une espèce de très grand cygne au corps massif, au long cou flexible. Il plongea ; je vis onduler un moment son cou, sa tête effilée ; puis il s’enfonça tout entier.

Un spectacle plus proche détourna mon attention. À mes pieds mêmes, deux animaux, pareils à d’énormes tatous, étaient venus boire. Accroupis, ils lapaient l’eau à coups répétés et leurs langues minces sinueuses, avaient l’air de rubans écarlates. Un daim gigantesque, armé de cornes rameuses, une bête magnifique, au port de roi, survint, accompagné de sa daine et de ses petits, et but à côté des tatous. Nulle part ailleurs il n’existe un daim de cette taille ; les élans de toutes sortes que j’ai vus lui atteindraient à peine aux épaules. Il fit entendre tout d’un coup un reniflement d’alarme et s’enfuit dans les roseaux avec sa famille, pendant que les tatous se sauvaient de leur côté : un nouvel animal, plus monstrueux, descendait la piste.

Je me demandai une seconde où j’avais pu voir cette forme contrefaite, ce dos rond, hérissé de lames triangulaires, cette baroque tête d’oiseau qui touchait presque au sol. Puis, je me souvins : c’était le stégosaure, l’animal dont Maple White avait gardé l’image dans son album, et qui, le premier, avait éveillé la curiosité de Challenger ! Il était là ; peut-être était-ce le même individu qu’avait rencontré l’artiste ! Le sol tremblait sous son poids, le bruit de ses lampées résonnait dans le silence nocturne. Pendant cinq minutes, il se tint si près de mon bloc de lave qu’en allongeant la main j’aurais touché l’horrible peigne de son dos ; puis, il se retira lourdement et se perdit entre les quartiers de roches.

Je consultai ma montre : elle marquait deux heures et demie ; il était grand temps de m’en revenir. Pas de difficulté pour la direction à suivre, car j’avais eu soin de toujours garder le ruisseau à ma gauche, et il se jetait dans le lac central à un jet de pierre de l’endroit où j’étais couché pour boire. Je repartis donc plein d’entrain, car j’avais le sentiment d’avoir fait de bon travail et de rentrer avec un joli bagage de nouvelles. Ce qui, là-dedans, avait le plus d’importance, c’était, bien entendu, la découverte des cavernes illuminées : elles abritaient évidemment une race troglodyte. Par surcroît, je pouvais parler du lac central en connaissance de cause, je pouvais certifier qu’il était peuplé de créatures bizarres et que diverses formes de la vie des premiers âges, encore ignorées de nous, hantaient ses bords. Je réfléchissais, tout en marchant, que bien peu d’hommes au monde avaient, dans le cours d’une nuit plus extraordinaire, ajouté davantage au savoir humain.

L’esprit plein de ces pensées, je remontais laborieusement la pente, et j’arrivais