Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/451

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le général allemand prit ce geste pour un signe de fatigue, salua, disparut, et Jean ne le revit que trois jours après.

Le colonel avait pu prendre quelques aliments et se sentait beaucoup mieux. Les médecins, une fois de plus, le déclaraient sauvé !

— Colonel, lui dit le général von Schmetten en le revoyant et en s’asseyant près de son lit pendant que la religieuse se retirait discrètement, vous ne saurez jamais avec quelle impatience j’ai attendu l’heure d’entendre votre voix, car de vos paroles peut jaillir pour moi la dernière consolation, la seule que je désire emporter dans la tombe. Si je suis resté en activité à l’âge de soixante-treize ans, si j’ai suivi toutes les dures campagnes qui ont été conduites contre votre pays, si je me suis donné comme but de fouler le sol de France, c’est que j’espérais y retrouver trace du fils unique que j’y ai perdu, il y a vingt-deux ans.

— Expliquez-vous, général, je suis tout à votre disposition si je puis vous renseigner, mais, en vérité, je ne vois pas.

— Attendez et vous allez me comprendre : j’avais un fils que j’adorais, il partit avec S. A. le duc de Brunswick pour cette première campagne de France qui finit si lamentablement pour nous, et jamais je ne le revis. — Et non seulement, je ne le revis pas, mais, parmi ses camarades ou ses soldats, nul ne put me dire où il était tombé et comment il était mort. — Il était marié depuis six mois à une adorable jeune fille de la cour de Hesse-Darmstadt ; notre désespoir fut immense et pendant plusieurs années nous attendîmes son retour, le croyant prisonnier, espérant quand même : puis l’espoir disparut et nous n’eûmes plus qu’une pensée, celle de retrouver son corps, de le ramener dans le caveau familial, de pouvoir pleurer sur ses restes : sa femme fit un voyage en France, fouilla, interrogea : je fis de même ; rien, pas un indice… comprenez-vous notre désespoir ?

Les larmes coulaient lentement sur les joues du vieillard, il s’arrêta un instant et poursuivit pendant que Jean, gagné par cette émotion si vraie, se demandait en vain en quoi il allait pouvoir soulager cette douleur restée si profonde après tant d’années.

— Le lendemain de la bataille de la Belle-Alliance[1], poursuivit le

  1. C’est ainsi que les Prussiens ont appelé la bataille de Waterloo, pendant que les Anglais l’appelaient la bataille de Mont-Saint-Jean, d’après le nom des lieux où les uns et les autres avaient combattu.