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à tous qu’il avait fixé l’ennemi bien en face ; aucune décoration, aucune récompense ne pouvait à ses yeux valoir celle-là.

Son cœur se gonflait ; la boutique de maître Sansonneau, et le souvenir des durs moments perdus à noyer des mèches de coton dans des baquets de suif, tout cela était loin, très loin.

Il lui semblait qu’il venait de franchir le seuil d’un monde nouveau, plein d’étoiles et de clartés ; il sentit pour la première fois la magique puissance de ce mot : la Gloire, que les philosophes appellent une fumée, peut-être parce qu’ils en respirent rarement l’enivrant parfum, et pour lequel cependant des générations d’hommes se sont fait tuer depuis qu’existe la guerre.

Or la guerre existe depuis l’origine de la race humaine !

Il venait de poser sa caisse à terre, encore tout haletant, les habits en désordre, les cheveux ébouriffés, lorsqu’il se sentit entouré par deux petits bras potelés. C’était Lison qui, rouge de plaisir, l’embrassait de tout son cœur.

— Ah ! mon petit Jean, que j’ai eu peur pour toi, que j’ai donc eu peur !

— C’est comme moi, Lisette, pendant que je faisais marcher mes baguettes, je craignais bien qu’une balle ou un boulet n’aille tomber sur la voiture de madame Catherine… Vous n’avez rien, au moins ?

— Non, rien du tout.

— Et Carabi ?

— Carabi non plus, grâce aux deux gros chênes qui abritaient la voiture, car grand-père vient de retrouver deux balles enfoncées dans leur tronc…

— Comme celle-là, alors, dit Jean, qui ne résista pas au désir de montrer à sa petite amie le trophée qui ornait maintenant son chapeau.

Lison devint très pâle et ne put que balbutier :

— Ah ! mon petit Jean !… mon petit Jean !

La première sympathie des deux enfants l’un pour l’autre venait de se transformer en une chaude et profonde affection. Le petit tambour éprouvait maintenant vis-à-vis de sa petite amie ce besoin de protection qui est l’apanage des forts, et Lisette, en admiration devant son jeune courage, lui donnait, après ses parents, la première place dans son cœur.

Rien n’égale en solidité, a dit Gœthe, le poète allemand, les amitiés conçues au milieu des dangers, et il cite comme exemple deux officiers prussiens, Bogulawski, aide de camp du prince de Hohenlohe, et le major