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Page:Drieu La Rochelle - Les Chiens de paille, 1964.djvu/73

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parlait d’autre chose et il parlait d’autre chose. Il se mit à parler d’autre chose quand il n’y eut vraiment plus moyen de faire autrement : il ne savait plus quoi dire. Et il se mit à en parler comme s’il n’avait pensé qu’à tout ça tout le temps ; mais ce n’était pas vrai, et il n’y arrivait que faute de pouvoir encore parler de la nourriture et de l’argent et parce qu’il allait être obligé de bientôt rentrer chez lui, où il y avait peut-être une femme. Il avait la figure ronde avec un petit nez droit, mais le nez était couvert d’une croûte rouge violacé. Je n’aime pas le violet, et surtout le violet des ivrognes. Les ivrognes croient-ils qu’ils sont des évêques ou des cardinaux ? Non, ils ne savent pas qu’existent encore ces magiciens destitués, ces princes sans principautés qu’on recrute parmi les paysans paresseux et ambitieux. Ces princes sont les seuls à porter du rouge avec les femmes, il est vrai qu’il y a encore les généraux et les chasseurs de cinéma. Il finit, l’ivrogne, par parler de la chose qui s’était passée dans le pays, qui se passait dans le pays, qui n’en finissait pas, qui n’en finirait peut-être jamais, ou qui deviendrait autre chose d’aussi terrible – mais dont on pensait qu’elle allait dans un instant finir. Lui, l’ivrogne, parlait au nom du peuple, il était le chœur. Et il disait que la chose allait finir bientôt, demain ou après-demain. Cette énorme chose allait finir en deux ou trois jours. Mais c’était venu si vite. Il avait bu, où et quoi ? Enfin il était saoul, saoul du souvenir de vieilles cuites. Un vieux relent de Pernod montait du fond de sa vie. Le patron