Page:Du Camp - Paris, tome 5.djvu/203

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excursions à la campagne. Ces compositions fourmillent de lieux communs et de phrases toutes faites, mais elles donnent la clef des rêveries qui les occupent.

Ils voudraient parcourir ce monde qu’ils ne connaîtront jamais ; c’est le voyage qui les sollicite. Ils font des descriptions de paysages et s’efforcent d’y rendre des sensations qu’ils n’ont pu éprouver. Ils parlent des claires fontaines, de l’azur du ciel, ils tâchent en un mot de parler comme des voyants, mais leur infirmité est plus forte qu’eux, et les ramène promptement à la réalité ; alors il n’est plus question que du murmure de la brise, du chant des oiseaux, de la voix du vent à travers les arbres, de la plainte des vagues, du bêlement des troupeaux. C’est qu’en effet notre langue n’est pas faite pour eux, elle ne traduit qu’approximativement leurs sensations ; ils se l’approprient, il est vrai, jusqu’à employer les termes dont nous nous servons, mais dans une tout autre acception. — Si dans un corridor deux élèves se heurtent par maladresse, l’un dira infailliblement à l’autre : Es-tu donc aveugle ? — Cela signifie : Ne m’as-tu pas entendu ou senti venir ? Si les aveugles inventaient un langage, il ne serait guère semblable au nôtre, qui emprunte les trois quarts des vocables au phénomène de la vision. « Que fais-tu là ? » demandai je à un enfant d’une dizaine d’années qui tenait ses yeux fixement tournés vers le ciel ; il me répondit : « J’écoute le soleil, » comme si la lumière et la chaleur avaient un bruissement perceptible pour lui. Cela leur fait un vocabulaire étrange et parfois aride. Ils pensent ouïe et toucher, ils parlent vue. Les rapports de similitude qui existent entre ces trois sens sont inexacts, douteux, décevants, et doivent bien souvent jeter quelque confusion dans leur esprit.

Le besoin d’échapper au milieu obscur dans lequel ils vivent, apparaît surtout lorsqu’on leur fait des lec-