Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/123

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Ceci fait, nous causâmes pendant quelques instants : « Que va faire l’Italie ? — Rien : votre précipitation et votre mauvaise fortune nous ont mis dans l’impossibilité d’agir. — Mais, sans entrer en ligne avec nous et nous apporter un secours effectif, ne pouvez-vous masser un corps d’armée en marge de la Savoie et nous donner ainsi un appui qui, du moins, nous servirait à obtenir des conditions meilleures ? — Je ne sais ce que fera le roi, mais nous devons beaucoup à la Prusse, qui nous a valu la Vénétie ; en ce moment même, on nous offre Nice et la Savoie en échange de notre neutralité. » Je ne crus pas un mot de ce que disait Nigra, car je sais que diplomatie et mensonge vont rarement l’un sans l’autre ; mais j’avais le cœur ulcéré et je ne pus m’empêcher de riposter : « Voilà tout ce que vous avez à répondre à ceux qui ont été les vainqueurs de Magenta, de Solférino, et qui, en sous-main, ont aidé à l’expédition de Garibaldi dans le royaume des Deux-Siciles ? » Il répondit d’un ton dégagé : « Eh ! que voulez-vous que nous fassions ? Vous vous jetez par la fenêtre, nous ne pouvons cependant pas vous suivre par amitié ; du reste, avant de songer à une action quelconque, nous avons à résoudre quelques difficultés intérieures. » Je me levai : « Adieu, Nigra ; tâchez que le pied ne vous glisse pas quand vous monterez au Capitole. »

Le hasard avait fait que je venais récemment de relire Tacite ; j’en étais encore tout frais émoulu ; je dis à Nigra : « C’est pour vous et non pour nous que nous défendons les barrières du Rhin contre les féroces Germains qui ont si souvent tenté d’échanger leurs forêts et leurs marécages contre les terres fertiles de la Gaule. Ce n’est pas moi qui vous dis cela, c’est Tacite, et Tacite a raison. Le Rhin est le fossé de la race latine ; nous venons d’y tomber et vous ne nous tendez même pas la main pour nous aider à en sortir. Tant pis pour vous, cela vous coûtera cher dans l’avenir. » Il fallait se fâcher ou prendre ma boutade en plaisantant ; il se mit à rire et, me serrant la main, il me dit : « Bah ! qui vivra verra ; adieu, prophète de malheur ; si je puis vous être encore bon à quelque chose, comptez sur moi. » Je n’ai jamais revu Nigra ; nous nous sommes trouvés dans la même ville pendant une quinzaine de jours, il y a huit ans, et nous n’avons point cherché à nous rencontrer. Depuis qu’il a quitté l’ambassade de Paris, il a occupé différents postes diplomatiques où nous n’avons pas eu à nous louer de lui.