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C’est un peu après sept heures du soir que Bismarck reçut Jules Favre ; l’entrevue fut courtoise et même assez cordiale. Bismarck disait : « Il a passé par de telles émotions que tout lui est devenu indifférent. » Jules Favre avoua que Paris était à bout de forces ; et, quand le Chancelier demanda pourquoi il n’avait fait une démarche pacifique qu’à la dernière extrémité, il répondit : « Parce que je savais que vous aviez reçu à Lagny quatorze cents voitures de vivres qui nous sont destinées » ; ce qui était vrai. Comme Jules Favre se plaignait de l’esprit de révolte de la population parisienne, Bismarck riposta : « Provoquez donc une émeute pendant que vous avez une armée pour l’étouffer. »

Après avoir rendu compte à l’Empereur de son entretien avec Jules Favre, Bismarck entra dans le salon des aides de camp et, sans dire un mot, siffla la fanfare de l’hallali. Jules Favre coucha à Versailles ; il est inutile de chercher où il prit logement ; on ne le devinerait jamais. Il alla s’installer boulevard du Roi, dans la maison où Stieber, le chef de la police de campagne, avait établi son quartier. Il s’était mis ou se laissa mettre dans le guêpier, avec sa naïveté habituelle. Il y fut reçu et choyé par un bon Suisse de Bâle qui déplorait la guerre, mais qui, en réalité, était un Badois de Waldshut, se nommait Kaltenbach et avait fait métier d’espion en France, depuis l’ouverture des hostilités[1].

Lorsque Jules Favre revint à Paris, près du Conseil, il se loua de la courtoisie de Bismarck, mais les nouvelles qu’il apportait étaient désespérées et prouvaient que l’on pourrait être réduit à merci. Des trois grandes armées qui luttaient en province et dont les chefs avaient obéi aux instructions de Gambetta, pas une n’était plus en état de tenir la campagne ; Chanzy, poursuivi l’épée dans les reins, se retirait sur Rennes, après avoir perdu 10 000 hommes faits prisonniers et avoir vu disparaître 50 000 fuyards ; Faidherbe, battu à Saint-Quentin, cherchait refuge vers le Nord ; Bourbaki était en déroute complète, coupé par deux armées. Fidèle à sa tactique, Bismarck avait terrifié Jules Favre en lui parlant de Napoléon III, du Corps législatif, de l’Empire qu’il conviendrait de rappeler ; et, comme le malheureux avocat disait qu’une seule tentative pour faire accepter une telle

  1. Ce dernier fait est à ma connaissance personnelle ; pour les entrevues de Versailles, cf. Moritz Busch, clo. cit.