Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/251

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ment, il sentait que ces raisons très plausibles n’étaient que des prétextes derrière lesquels se cachait l’ambition effrénée dont Thiers avait été travaillé pendant toute sa vie. Est-ce l’ombre ou la proie qu’il allait saisir ? Il ne le savait pas et, hochant la tête, il répondait : « Cela demande réflexion. » Il a raconté les détails de cette entrevue à Laugel. Celui-ci ne s’est point gêné pour les répéter ; car il n’a point pardonné à son maître de ne s’être pas emparé du pouvoir, ce qui lui eût valu une bonne place, préférable à son poste de secrétaire de la main.

Trubert, c’est-à-dire M. Thiers, avait gardé en réserve son plus sérieux argument, afin de porter le coup décisif, comme un bon avocat, qui n’utilise son meilleur raisonnement que dans la péroraison de sa plaidoirie. « Et les biens de votre famille, ces biens que le décret inique du 22 janvier 1852 vous a ravis et qui doivent vous être restitués, maintenant que la France a repris possession d’elle-même, pourrez-vous les réclamer, comme c’est votre devoir et votre droit, si vous êtes chef d’État, si vous exercez l’autorité souveraine ? Si légitime que soit votre revendication, elle ressemblerait à un ordre auquel on ne pourrait refuser d’obéir. Quel murmure partout et quel point d’appui pour l’opposition républicaine, qui est plus sérieuse que l’on ne croit ! Cette restitution sera l’œuvre, l’œuvre préférée de M. Thiers ; car elle satisfera en même temps l’esprit de justice dont il est animé et le dévouement qu’il a toujours professé pour les enfants du roi qu’il a servi. Que Votre Altesse Royale se laisse convaincre, et son avenir est sauvé. »

L’Altesse Royale fut convaincue et son avenir en fut à jamais compromis. Un prétendant, le plus redoutable, celui qui avait groupé le plus de partisans autour de sa cause, s’éliminait volontairement. M. Thiers, en apprenant la bonne nouvelle, eut un accès de gaieté dont Barthélemy-Saint-Hilaire[1] fut le joyeux témoin. Arrivé à Bordeaux, le duc d’Aumale fut d’un désintéressement qui toucha bien des cœurs ; c’est un citoyen, c’est un soldat qui revenait, rien de plus ; si les circonstances exigeaient que l’on fît plus tard appel à son dévouement, chacun savait qu’il ne se récuserait

  1. Barthélemy-Saint-Hilaire (1805-1895). Philosophe et homme politique. Député de 1848 à 1851, membre du Corps législatif (1869-1870) et de l’Assemblée nationale (1871-1875), sénateur inamovible en 1875. (N. d. É.)